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LES ALLEMANDS


EN BOURGOGNE




La guerre est finie, c’est à l’histoire maintenant de la juger. Dans l’enquête, désormais ouverte, où la conscience publique fera son procès à la victoire, nul témoin, s’il est sincère, ne doit être récusé, et à ce titre qu’on me permette d’apporter à mon tour une page, un mot sur les choses que j’ai vues. Pendant quatre mois, j’ai vécu en Bourgogne au milieu de l’occupation ennemie, dans une ville prise, abandonnée et reprise par les Prussiens ; sous mes yeux a passé le flux et le reflux des belligérans : Badois de Werder, Silésiens de Manteuffel, Italiens de Bordone et de Garibaldi, francs-tireurs de Bombonel, Français de Cremer et de l’intrépide Bourbaki. De ce que j’ai aperçu, recueilli, entendu, il s’est formé dans mon esprit comme un groupe vivant de souvenirs, comme une scène parlante et animée que je voudrais peindre, sans aucun mélange de fantaisie ou de passion, et reproduire fidèlement pour ceux à qui ce spectacle a manqué. La plupart des Français, pendant cette guerre, ont connu les incertitudes et les angoisses d’un isolement qui rappelait les pires époques du moyen âge. Séquestrés chacun dans leur malheur personnel, dans le champ limité de leurs courageux efforts, occupés à se débattre au milieu des surprises et des périls de cette vaste mêlée, bien souvent ils ont ignoré ce que faisaient et souffraient, à quelques lieues de là, leurs compatriotes. Qu’on ne s’étonne donc pas de nous voir décrire un voyage et un séjour dans nos plus vieilles provinces, comme s’il s’agissait d’une excursion dans une contrée lointaine. Ce qu’il y a de plus intéressant et de plus nouveau aujourd’hui pour la France, c’est elle-même. Défigurée par les envahisseurs, n’offre-t-elle pas à ses propres enfans, dans cette situation navrante, un objet plus extraordinaire et plus étrange que le plus inconnu des pays étrangers ?