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Ce double emploi de deux fonctionnaires d’un même gouvernement pour un même but à poursuivre avait certes de grands inconvéniens, mais il s’explique par l’éloignement, il fallait naguère plus de six mois pour qu’une dépêche arrivât d’Europe au centre de certaines stations, — et aussi par l’état politique de quelques-unes des sociétés sur lesquelles ils avaient à exercer leur action. De ces sociétés, les unes étaient livrées à l’anarchie, les autres à peine ralliées au droit européen, dont les règles étaient souvent violées ou tout au moins méconnues par les particuliers ou les agens subalternes. D’un autre côté, les stations navales embrassant d’ordinaire d’immenses zones maritimes où le mouvement commercial, industriel, en un mot pratiquement civilisateur de notre époque, n’avait pas encore pénétré, les navires de guerre employés dans ces stations étaient à la fois les agens actifs de ce mouvement et ceux de la science. En même temps, par les courses continuelles que nécessitait leur service spécial, ils devenaient une des meilleures écoles de navigation et de science maritime. Tout cela s’est profondément modifié aujourd’hui. La vapeur d’abord, la télégraphie ensuite, ont supprimé les distances, et telle nation, née à peine à l’indépendance et à la liberté aux premières années de ce siècle, est plus avancée en civilisation réelle que telle autre nation dont l’histoire a un long passé. Ces transformations radicales appellent des changemens dans l’ancien ordre de choses que nous venons d’exposer. À ne considérer le sujet qu’au point de vue spécial qui nous occupe, n’est-il pas évident que nos stations navales, du moins le plus grand nombre, n’ont plus aucune signification comme instrumens diplomatiques ? Si on les maintient néanmoins, est-ce parce qu’elles sont encore ces écoles où nos officiers puisaient autrefois les connaissances les plus sérieuses de leur métier et se formaient à la rude pratique de la mer ? Il n’en est rien ; nos stations navales se composent en général d’une frégate montée par un amiral et son nombreux état-major, et de deux ou trois avisos. Chacun se partage la station : la frégate au port de la capitale, qu’elle abandonne rarement pour une visite annuelle des ports secondaires, dans lesquels les avisos se succèdent à tour de rôle et à des intervalles de temps plus ou moins éloignés, suivant certaines règles plus ou moins arbitraires. Trois années se passent ainsi, presque toujours au mouillage, et en quelques insignifiantes traversées où la voile est trop souvent sacrifiée à la vapeur sous des prétextes faciles à trouver, dont on accueille avec trop d’indulgence la justesse spécieuse. Si ce sont là des écoles, ce sont des écoles de far niente, d’insouciance et de relâchement réel, sous de menteuses apparences. Aussi rien n’est plus propre, plus coquet, plus brillant, que telle de nos frégates restée huit mois au mouillage de Valparaiso ou de Rio-Janeiro.