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plus belles maximes, qui résume pour lui tous nos devoirs, est celle-ci : « vivez avec les hommes comme si Dieu vous voyait ; adressez-vous à Dieu comme si les hommes vous entendaient. » Ce Dieu, comme on le voit, est ici un Dieu personnel, une sorte de protecteur toujours présent, ou, comme il l’appelle, « un ami qui n’est jamais loin ; » il nous inspire et nous soutient, il communique avec nous, et même il réside en nous. « Vous vous étonnez, dit-il, que l’homme puisse s’élever jusqu’aux dieux ? Ne voyez-vous pas que les dieux viennent parmi les hommes, et, ce qui est plus encore, qu’ils viennent dans les hommes ? » Sa colère est vive contre les épicuriens et leur doctrine ; il ne leur pardonne pas d’imaginer des dieux fainéans qui ne se soucient pas de nous et ne sortent jamais de leur repos pour nous secourir : « celui qui ose le prétendre n’entend pas toutes ces voix qui prient, il ne voit pas ces mains qui, de tous les côtés du monde, se lèvent vers le ciel ! » Un prédicateur chrétien s’exprimerait-il autrement ?

Mais c’est surtout la morale de Sénèque qui se rapproche de l’Évangile ; il n’y en a pas dans l’antiquité qui soit plus humaine, plus élevée, plus vraiment chrétienne. Aucun philosophe avant lui n’avait flétri la guerre et ses horreurs avec autant d’éloquence. Il se demande pourquoi l’on punit l’homme qui en tue un autre, tandis qu’on honore « le forfait glorieux de tuer une nation. » Ces crimes doivent-ils changer de nom parce qu’on les commet avec un habit de soldat ? « Eh quoi ! l’homme que la nature a fait pour la douceur, mitissimum genus, n’a-t-il pas honte de trouver son plaisir à répandre le sang ? » C’est le même principe qui l’amène à condamner avec une colère généreuse l’horrible spectacle des gladiateurs. Cicéron, qui n’aimait guère ces jeux cruels, trouvait pourtant qu’ils avaient du bon, qu’ils pouvaient apprendre aux spectateurs à braver la mort. Sénèque ne veut les souffrir sous aucun prétexte, sa nature y répugne tout à fait. « Cet homme a fait le métier de brigand, dit-il à ceux qui vont s’entasser sur les gradins de l’amphithéâtre, c’est bien : il a mérité d’être tué ; mais toi, malheureux, qu’as-tu fait pour être condamné à le voir mourir ? » Et il proclame ce grand principe, que l’homme doit être sacré pour l’homme, et qu’il ne faut pas le faire périr par manière de jeu et d’amusement, homo res sacra homini. Parmi les hommes, dont il prenait ainsi la cause, il ne faisait pas difficulté de placer les esclaves ; il ne se contentait pas d’exiger qu’on les traitât bien par savoir-vivre, comme Horace, et pour obtenir le renom d’homme du monde ; il leur reconnaissait des droits. « Tous, disait-il, nous sommes formés des mêmes élémens ; nous avons tous la même origine… On se trompe, si l’on croit que la servitude s’empare de l’homme tout entier ; la meilleure partie lui échappe : le