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corps est soumis au maître, l’âme reste libre. » Chrysippe voyait dans ses esclaves des mercenaires qui lui étaient attachés pour la vie, perpetuus mercenarius, Sénèque appelait les siens des amis d’un rang inférieur, humiles amici, ce qui était presque dire des frères. On sait du reste que cette grande idée de la fraternité humaine est une de celles que les stoïciens, principalement les stoïciens romains, aiment à développer. Ils disent souvent que le monde ne forme qu’une seule cité, que les diversités de pays et de race n’empêchent pas l’unité du genre humain, qu’un lien commun unit les nations les plus éloignées, les plus différentes, les plus ennemies, et que d’un bout de l’univers à l’autre il n’y a que des concitoyens. C’est ce qu’enseignait Cicéron avec une admirable éloquence, dans son traité des Lois, un demi-siècle avant la naissance du Christ. Les mêmes pensées se retrouvent chez Sénèque. « Nous sommes, dit-il, les membres d’un corps immense. La nature a voulu que nous fussions tous parens, en nous faisant naître des mêmes principes et pour la même fin. C’est de là que nous vient l’affection que nous avons les uns pour les autres, c’est ce qui nous rend sociables ; la justice et le droit n’ont pas d’autre fondement. Voilà ce qui fait qu’il vaut mieux être victime du mal que de le commettre. La société humaine ressemble à une voûte où les différentes pierres, en se tenant les unes les autres, font la sûreté de l’ensemble. » Ces belles paroles ne semblent-elles pas inspirées par l’esprit même de l’Évangile ? Les ressemblances augmentent encore quand de ces grandes vérités morales on descend à l’application et à la pratique. Dans les préceptes qu’il donne sur la manière de se conduire avec les hommes, Sénèque approche souvent de la charité telle que les chrétiens la comprennent. Non-seulement il recommande une bienfaisance infatigable, une libéralité sans limite pour tous ceux qui souffrent, et dit qu’il faut « tendre la main au naufragé, montrer la route au pauvre égaré, partager son pain avec celui qui a faim ; » mais il exige aussi la charité du cœur, la plus importante de toutes, celle qui console les souffrances par la sympathie qu’elle montre encore plus que par les secours qu’elle donne. « Il faut venir en aide même à ses ennemis, et le faire avec douceur. Il faut accueillir les pécheurs avec une âme douce et paternelle, et, au lieu de les poursuivre, essayer de les ramener. » S’adressant enfin à ces esprits aigres et mécontens, moralistes outrés qui cherchent partout quelque motif de se mettre en colère, il leur dit cette belle parole tout à fait digne de l’Évangile : « eh ! quand donc aimerez-vous, ecquando amabis ? » Comme les docteurs chrétiens, il est ennemi du corps. C’est une triste demeure pour l’âme que cette maison délabrée qui toujours menace ruine. « On voit bien, dit-il spirituellement, que nous n’en sommes