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heureuse ; le vulgaire meurt tout entier. De cette manière, les contradictions de Sénèque s’expliquent ; sans être en désaccord avec lui-même ou avec sa secte, il a pu exprimer des affirmations opposées : il songe au vulgaire quand il dit que l’âme périt, et au sage quand il soutient qu’elle est immortelle. Cette phrase de la Consolation à Polybe : « pourquoi le pleurer ? Il est heureux ou il n’est plus rien, » n’indique pas, comme on l’a prétendu, l’hésitation d’un sceptique qui n’ose rien affirmer ; Sénèque y parle en stoïcien convaincu, et cette alternative même est le fonds de la doctrine de Zénon sur l’autre vie. Quant à lui, il croit fermement que les âmes d’élite ne meurent pas ; comme les chrétiens, il leur attribue le ciel pour demeure. Ces perspectives d’une vie bienheureuse reviennent fréquemment dans les lettres à Lucilius. A mesure qu’il sentait la mort s’approcher, il aimait à se consoler, à se soutenir par ces espérances d’immortalité. « Ce jour que vous redoutez comme le dernier de votre vie, disait-il, il est le premier de la vie éternelle… Bientôt les secrets de la nature vous seront dévoilés. Le brouillard qui vous aveugle se dissipera, et vous serez inondé de lumière. Représentez-vous l’éclat qui doit résulter de tant d’astres confondant leurs rayons ; aucune ombre n’en ternira la pureté : toutes les régions du ciel resplendiront également. C’est alors que vous serez contraint d’avouer que vous avez passé votre vie dans les ténèbres. Quelle ne sera pas votre admiration quand la lumière divine vous apparaîtra, quand vous la saisirez à son foyer ! » Ce sont là sans doute d’admirables paroles ; mais je n’ai pas besoin de faire remarquer combien cette façon de comprendre l’immortalité est contraire au christianisme. Pour un chrétien, elle n’est pas une sorte de privilège aristocratique, l’apanage exclusif de quelques âmes plus distinguées ; tous doivent l’attendre. Le pécheur la redoute comme un châtiment, les bons l’espèrent comme une récompense ; mais personne n’y peut échapper. Ici encore la doctrine de Sénèque, qui paraît chrétienne par l’extérieur, est au fond et par les principes tout à fait différente. Ce sage à qui seul les stoïciens promettent l’immortalité a été quelquefois rapproché du juste de l’Évangile. Des imprudens ont voulu conclure de cette comparaison la ressemblance des deux doctrines ; rien au contraire n’en fait mieux voir l’opposition. Le sage de Sénèque est un homme d’une incroyable énergie ; rien ne l’atteint et rien ne l’abat. « Quelque poids qui pèse sur lui, il reste droit. » Le secret de sa force est dans son détachement de tout. Il ne peut rien perdre parce qu’il ne tient à rien. Il se suffit à lui-même ; il n’a point de besoins ni de désirs. Les passions même les plus saines lui sont étrangères ; il ne doit pas se laisser troubler par les affec-