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tions les plus naturelles. Il faut qu’il demeure insensible à la mort de ses proches ou de ses amis : Sénèque se fait un crime d’avoir pleuré sa femme et son cher Sérénus. La vie lui est indifférente comme la fortune. Il a le droit et quelquefois le devoir de s’en débarrasser ; « il vit autant qu’il le doit et non autant qu’il le peut. » Quand les circonstances l’exigent, il se juge et se délivre lui-même. Quelques traits de ce caractère sont déjà fort éloignés de l’idéal chrétien. D’autres rappellent les sévérités des docteurs de Port-Royal, qui ont effrayé l’église ; mais voici ce qui sépare tout à fait la morale de l’Évangile de celle du Portique : à cette hauteur où la vertu le place, le sage des stoïciens plane au-dessus de l’humanité. Il se rapproche de Dieu ; il devient son égal, cum dis ex pari vivit. Quel blasphème pour un chrétien ! Ce n’est pas assez d’égaler Dieu, par quelques côtés il le dépasse. « Le sage, comme Jupiter, méprise tous les biens de la terre ; mais Jupiter ne pourrait pas en user, le sage ne le veut pas. — Comme Dieu, le sage ne craint rien ; mais cette sécurité est chez Dieu l’effet de sa nature, tandis que le sage y arrive par un effort de sa volonté. » La conséquence naturelle de ces principes, c’est que le sage n’a rien à demander à Dieu, dont il est l’égal, socius, non supplex. La doctrine stoïcienne, qui parle de Dieu si souvent, a pour premier résultat de le rendre inutile à l’homme. Dans ce système, la grâce chrétienne ne peut pas avoir de sens. Si quelquefois on a cru la retrouver chez Sénèque, s’il est question dans ses écrits « de la protection divine, qu’il faut implorer pour bien vivre, » c’est qu’il veut parler du vulgaire et non du sage. Pour arriver à la vertu, le sage n’a recours qu’à lui. Son premier devoir est de se fier à lui-même, unum bonum est sibi fidere. C’est par son effort personnel, par son travail propre qu’il se rendra meilleur, et, quand il mourra, il pourra dire fièrement à Dieu : « Je te rends mon âme meilleure que tu ne me l’avais donnée. » Il n’a donc à implorer l’aide de personne. « Qu’as-tu besoin de prières ? lui dit Sénèque, tu peux te rendre heureux tout seul. » S’il n’a rien à espérer de Dieu, il n’a rien non plus à en craindre, et la crainte de Dieu est mise parmi les fautes dont nous devons le plus nous préserver. Quel contraste avec cette religion qui la regarde comme le commencement de la sagesse ! Ainsi par les principes, c’est-à-dire par l’essentiel, ces deux doctrines sont entièrement contraires. Qu’importe qu’elles se ressemblent quelquefois dans les détails ? Il ne peut rien y avoir de commun entre le système qui humilie l’homme sous la main divine et celui qui l’exalte jusqu’à en faire un dieu. Cette opposition est visible même dans les passages où les deux systèmes se rapprochent. On voit bien au fond que ces préceptes qu’ils donnent tous les deux sur la façon dont les