Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/643

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de le laisser échapper, ils savent d’ailleurs tous les endroits fréquentés par lui, et ne tardent pas à l’amener à l’ancien. Il n’y a aucune grâce pour lui ; il est livré à la justice, et envoyé aux mines. On le voit, le principe de la liberté n’existe pas plus dans les artels que dans les communes. Aussi le gouvernement a-t-il laissé subsister les uns comme les autres. Il se sert de ces associations, engendrées par les tristes effets du despotisme, pour mieux écraser les masses, et pour faire converger toutes les facultés des hommes vers un seul but, l’affermissement de son pouvoir absolu. Alexandre lui-même n’a pas touché aux privilèges des artels, parce qu’ils sont pour le ministre de la police un auxiliaire aussi réel que les communes le sont pour les ministres de la guerre et des finances.

Rien n’est aussi redoutable que la police russe. Aucun citoyen ne peut se croire un seul instant en sûreté ; à toute heure du jour ou de la nuit, un agent peut frapper à sa porte et lui signifier de le suivre. Plus d’une réforme a cependant été accomplie dans le domaine de la justice. Les tribunaux n’existaient pas ; Alexandre en a établi dans toutes les principales villes de son empire. Un condamné peut maintenant présenter sa défense, appeler des témoins à décharge, choisir son avocat, et peut être jugé par un jury ; mais à côté de ces belles institutions, on a laissé subsister la police secrète. Le chef de cette police, le comte Shouvalof, est le premier fonctionnaire de l’empire ; seul, il a toujours accès auprès de l’empereur. Les nations asiatiques ne reconnaissent d’autre hiérarchie dans la noblesse que l’accès plus ou moins facile auprès du souverain. Plus un individu paraît souvent devant le monarque, plus il est honoré ; aussi le droit d’entrée équivaut-il aux titres les plus élevés. Au palais d’hiver, ce droit est soumis à des règles fixes. Les ministres de l’intérieur, de l’instruction publique et des finances n’ont qu’une audience par semaine ; les ministres de la guerre et des affaires étrangères voient l’empereur une fois par jour, à une heure marquée d’avance, tandis que le ministre de la police peut entrer dans le cabinet du souverain à toutes les heures du jour, et dans sa chambre à coucher à toutes les heures de la nuit. Le pouvoir de ce ministre était, il y a quelques années, en rapport direct avec son rang à la cour. Tout-puissant dans les affaires de l’intérieur, il faisait des gouverneurs de province ses instrumens et ses jouets. Depuis, une partie de ses attributions a été transmise aux tribunaux, qui sont indépendans de la police. Cependant il peut encore, sous prétexte de mesure administrative, casser un jugement et exiler celui que les tribunaux ont acquitté. La loi des suspects, voilà tout son code ; sur un simple soupçon, il peut faire exiler des personnes qui n’ont point été jugées, qui ignorent leur crime, et qui n’ont aucun recours contre cet acte arbitraire et