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Dès qu’elle fut couchée, la fièvre la gagna. Elle avait, tout éveillée, des espèces d’hallucinations qui tenaient du délire. Il lui fallait des efforts incroyables de volonté pour échapper à leur étreinte. Elle en sortait en sanglotant. — Oh ! mes rêves ! mes rêves ! disait-elle alors, et elle se reprenait à pleurer.

Quand le jour parut, sa vigoureuse nature reprit le dessus. Elle sourit à sa mère, qui venait d’entrer un peu inquiète de son attitude de la veille, et, avec un empressement simulé, accepta la proposition de passer la soirée dans un théâtre du boulevard, où l’on donnait une pièce nouvelle. Elle éprouvait une douleur de tête horrible. Pour vaincre et fatiguer son agitation, toute la journée elle fit des courses dans Paris.

Epuisée, mais résolue à ne pas céder, elle se rendit le soir au Gymnase. La comédie était commencée depuis une heure, lorsqu’une loge d’avant-scène s’ouvrit en face de la baignoire qu’elle occupait avec sa mère et M. de Porny. Avant de l’avoir regardée, elle avait reconnu la femme aux cheveux rouges de Madrid. C’était bien elle avec un flot de boucles chiffonnées répandues autour de son front, son profil souriant, sa taille souple et mince. Elle se pencha quelques instans sur le rebord de la loge, salua du regard et de la tête des personnes assises à l’orchestre, offrit à tous les yeux qui la cherchaient derrière le verre des lorgnettes les ondulations de sa robe et les lignes de son corsage délicat, plongea sa main dégantée dans un sac de bonbons, écarta du bout des doigts quelques mèches rebelles qui taquinaient ses tempes et ses sourcils. Après ce manège, qui pouvait paraître naturel tant il était étudié, elle s’assit enfin en tournant son visage tranquille vers un jeune homme qui l’accompagnait, et qui venait de prendre place à son côté. C’était René.

Gilberte enfonça ses lèvres dans un mouchoir ; elle avait une envie atroce de pleurer. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de réprimer les sanglots qui lui montaient à la gorge. Il lui semblait que sa poitrine allait se rompre sous les battemens précipités de son cœur. Elle prit prétexte de l’intérêt que lui inspiraient la pièce et le jeu des acteurs pour se renfermer dans un silence profond. De la place qu’elle occupait, sous l’ombre noire des premières loges, elle pouvait voir M. de Varèze et sa voisine sans être aperçue. Elle ne perdait aucun de leurs mouvemens. Pendant les entr’actes, des hommes vinrent leur parler. Ils paraissaient connaître Mlle  Perthuis plus que René. Ils causaient avec elle le chapeau sur la tête. Elle grignotait des pralines et des tranches d’oranges glacées, riait beaucoup et faisait mille gestes ; René mordillait le bout de sa canne ; Gilberte était navrée. Ce qui la désolait le plus peut-être, c’était de voir l’indignité du choix avec lequel se compromettait celui qu’elle ai-