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de se soutenir et de l’emporter les uns sur les autres qu’en rivalisant de zèle pour l’empire. On n’obtenait rien pour sa commune, pour ses amis ou pour soi-même, si l’on était suspect d’hostilité ou même de tiédeur. C’est ainsi que les passions révolutionnaires, réfugiées dans quelques grandes villes où elles étaient sévèrement contenues, semblèrent partout ailleurs avoir fait place au dévoûment monarchique ; mais, bien loin d’être éteintes, elles n’étaient pas même endormies : l’empire les avait confisquées à son profit. Les millions de suffrages que le prince Louis-Napoléon avait obtenus en 1848, et qu’il retrouva en 1851 et en 1852, n’étaient pas exclusivement réactionnaires ; une bonne partie lui était venue des départemens les plus hostiles aux traditions de l’ancien régime, les plus prompts à céder aux entraînement démagogiques. On était à la fois dans ces départemens, sans trop distinguer, bonapartiste, républicain et socialiste, parce que ces trois noms, chez les paysans comme chez les ouvriers, répondaient aux mêmes passions : la crainte de perdre les avantages acquis et le désir de les accroître. Les souvenirs qu’éveillait le premier, les aspirations qu’exprimaient les deux autres, se résumaient en effet dans cette fausse égalité, si chère aux Français, qui consiste non pas dans la jouissance des mêmes droits, mais dans la possibilité pour tous de concevoir les mêmes ambitions et de satisfaire les mêmes convoitises. Aussi, quand il domina seul, le bonapartisme ne fit régner qu’à la surface la paix entre les partis et ce qui reste des classes sociales. L’empire s’est soutenu en entretenant la division non-seulement parmi ses adversaires, mais parmi ses partisans eux-mêmes. S’il se présentait aux uns comme le vainqueur du spectre rouge, il était pour les autres le gardien des conquêtes de la révolution contre le spectre blanc. Les ressentimens des populations étaient soulevés en son nom, ici contre les ennemis de la propriété, de la famille et de la religion, là contre l’ancien régime, prêt à renaître, et, si quelque insulte ou quelque violence menaçait dans les campagnes soit un bourgeois suspect de tendances républicaines, soit un gentilhomme ou un prêtre, c’était presque toujours à la suite d’excitations officielles et au cri de vive l’empereur ! N’a-t-on pas vu, il y a deux ou trois ans, la guerre aux châteaux et aux églises sur le point de recommencer dans plusieurs départemens de l’ouest ? Un manifeste préfectoral contre un candidat légitimiste avait suffi pour propager le bruit absurde d’une vaste conspiration pour le rétablissement de la dîme et des droits féodaux ! Les masses provinciales ont été dupes jusqu’à la fin de ce double visage que savait se donner l’empire ; mais, plusieurs années avant sa chute, il était déjà menacé, et avec lui la paix publique, par ces passions contraires dont les conflits étaient le principal