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autres n’étaient que des fleurettes sans parfum autour de la rose, reine des fleurs. Ses complimens furent pitoyablement classiques ; mais ses regards étaient de feu. La marquise fut effrayée d’un adorateur que la crainte d’être surpris à ses pieds n’arrêtait pas en plein jour, et en même temps elle se persuada qu’elle avait eu tort de l’accuser de lâcheté. Elle lui pardonna tout, et se laissa arracher la promesse de le voir en secret quand il aurait un autre gîte. — Tenez, lui dit Mourzakine, qui, des fenêtres de sa chambre au premier étage, avait examiné les localités et dressé son plan, la maison que je vais habiter n’est séparée de la vôtre que par un grand hôtel…

— Oui, c’est l’hôtel de Mme de S…, qui est absente. Beaucoup d’hôtels sont vides par la crainte qu’on a eue du siège de Paris.

— Il y a un jardin à cet hôtel, un jardin très touffu qui touche au vôtre. Le mur n’est pas élevé.

— Ne faites pas de folies ! Les gens de Mme de S… parleraient.

— On les paiera bien, ou on trompera leur surveillance. Ne craignez rien avec moi, âme de ma vie ! Je serai aussi prudent qu’audacieux, c’est le caractère de ma race.

Ils furent interrompus par les visites qui arrivaient. Mourzakine procura un vrai triomphe à la marquise en se montrant très réservé auprès des autres femmes.

Le jour suivant, l’Opéra offrait le plus brillant spectacle. Toute la haute société de Paris se pressait dans la salle, les femmes dans tout l’éclat d’une parure outrée, beaucoup coiffées de lis aux premières loges ; aux galeries, quelques-unes portaient un affreux petit chapeau noir orné de plumes de coq, appelé chapeau à la russe, et imitant celui des officiers de cette nation. Le chanteur Laïs, déjà vieux, et se piquant d’un ardent royalisme, était sur la scène. L’empereur de Russie avec le roi de Prusse occupait la loge de Napoléon, et Laïs chantait sur l’air de vive Henri IV certains couplets que l’histoire a enregistrés en les qualifiant de « rimes abjectes. » La salle entière applaudissait. La belle marquise de Thièvre sortait de sa loge deux bras d’albâtre pour agiter son mouchoir de dentelle comme un drapeau blanc. Du fond de la loge impériale, le monumental Ogokskoï la contemplait. Mourzakine était tellement au fond, lui, qu’il était dans le corridor.

Au cintre, le petit public qui simulait la partie populaire de l’assemblée applaudissait aussi. On avait dû choisir les spectateurs payans, si toutefois il y en avait. Tout le personnel de l’établissement avait reçu des billets avec l’injonction de se bien comporter. Parmi ces attachés de la maison, M. Guzman Lebeau, qu’on appelait dans les coulisses le beau Guzman, et qui faisait partie de l’état-