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— Je l’ai cru quand je l’ai écouté. Il me promettait le bonheur, lui aussi. Ils promettent tous d’être bons et fidèles !

— Et il n’est ni fidèle, ni bon ?

— Je ne veux pas me plaindre de lui ; je ne suis pas venue ici pour ça !

— Mais ton pauvre cœur s’en plaint malgré lui. Allons, tu ne l’aimes plus que par devoir, comme on aime un mauvais mari, et comme il n’est pas ton mari, tu as le droit de le quitter.

Francia, qui ne raisonnait guère, trouva le raisonnement du prince très fort, et ne sut y répondre. Il lui semblait qu’il avait raison, et qu’il lui révélait le dégoût qui s’était fait en elle depuis longtemps déjà. Mourzakine vit qu’il l’avait à demi persuadée, et, lui prenant les deux mains dans une des siennes, il voulut lui ôter son petit châle bleu qu’elle tenait serré autour de sa taille, habitude qu’elle avait prise depuis qu’elle possédait ce précieux tissu français imprimé, qui valait bien dix francs. — Ne m’abîmez pas mon châle ! s’écria-t-elle naïvement, je n’ai que celui-là !

— Il est affreux ! dit Mourzakine en le lui arrachant. Je te donnerai un vrai cachemire de l’Inde ; quelle jolie petite taille tu as ! Tu es menue, mais faite au tour, ma belle, comme ta mère, absolument !

Aucun compliment ne pouvait flatter davantage la pauvre fille, et le souvenir de sa mère, invoqué assez adroitement par le prince, la disposa à un nouvel accès de sympathie pour lui. — Écoutez ! lui dit-elle, faites-la-moi retrouver, et je vous jure…

— Quoi, que me jures-tu ? dit Mourzakine en baisant les petits cheveux noirs qui frisottaient sur son cou brun.

— Je vous jure, dit-elle en se dégageant…

Un coup discrètement frappé à la porte força le prince à se calmer. Il alla ouvrir : c’était Mozdar. Il avait parlé à l’officier du poste ; tous les gens arrêtés dans la soirée avaient déjà été remis à la police française. Théodore n’était donc plus dans les mains des Russes, et sa sœur pouvait se tranquilliser. — Ah ! s’écria-t-elle en joignant les mains, il est sauvé ! Vous êtes le bon Dieu, vous, et je vous remercie !

Mourzakine, en lui traduisant le rapport du cosaque, s’était attribué le mérite du résultat, en se gardant bien de dire que son ordre était arrivé après coup.

Elle baisa les mains du prince, reprit son châle, et voulut partir.

— C’est impossible, répondit-il en refermant la porte sur le nez de Mozdar sans lui donner aucun ordre. Il te faut une voiture. Je t’en envoie chercher une.

— Ce sera bien long, mon prince ; dans ce quartier-ci, à deux heures du matin, on n’en trouvera pas.