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— Eh bien ! je te reconduirai moi-même à pied ; mais rien ne presse. Il faut que tu me jures de quitter ton sot amant.

— Non, je ne peux pas vous jurer ça. Je n’ai jamais quitté une personne par préférence pour une autre ; je ne me dégage que quand on m’y oblige absolument, et je n’en suis pas là avec Guzman.

— Guzman ! s’écria Mourzakine en éclatant de rire, il s’appelle Guzman ?

— Est-ce que ce n’est pas un joli nom ? dit Francia, interdite.

— Guzman, ou le Pied de mouton ! reprit-il riant toujours, on nous a parlé de ça là-bas. Je sais la chanson : Guzman ne connaît pas d’obstacles !

— Eh bien ! oui, après ? Le Pied de mouton n’est pas une vilaine pièce, et la chanson est très bien. Il ne faut pas vous moquer comme ça !

— Ah ! tu m’ennuies, à la fin ! dit Mourzakine, qui entrait dans un paroxysme insurmontable ; c’est trop de subtilités de conscience, et cela n’a pas le sens commun ! Tu m’aimes, je le vois bien, je t’aime aussi, je le sens ; oui, je t’aime, ta petite âme me plaît comme tout ton petit être. Il m’a plu, il m’a été au cœur lorsque tu étais une pauvre enfant presque morte ; tu m’as frappé. Si j’avais su que tu avais déjà quinze ans !… Mais j’ai cru que tu n’en avais que douze ! À présent te voilà dans l’âge d’aimer une bonne fois, et que ce soit pour toute la vie, si tu veux ! Si tu crois ça possible, moi, je ne demande pas mieux que de le croire en te le jurant. Voyons, je te le jure, crois-moi, je t’aime !

Le lendemain, Francia était assise sur son petit lit, dans sa pauvre chambre du faubourg Saint-Martin. Neuf heures sonnant à la paroisse, et ne s’étant ni couchée, ni levée, elle ne songeait pas à ouvrir ses fenêtres et à déjeuner. Elle n’était rentrée qu’à cinq heures du matin ; Valentin l’avait ramenée, et elle avait réussi à se faire ouvrir sans être vue de personne. Dodore n’était pas rentré du tout. Elle était donc là depuis quatre grandes heures, plongée dans de vagues rêveries, et tout un monde nouveau se déroulait devant elle.

Elle ne ressentait ni chagrin, ni fatigue ; elle vivait dans une sorte d’extase, et n’eût pu dire si elle était heureuse ou seulement éblouie. Ce beau prince lui avait juré de l’aimer toujours, et en la quittant il le lui avait répété d’un air et d’un ton si convaincus, qu’elle se laissait aller à le croire. Un prince ! Elle se souvenait assez de la Russie pour savoir qu’il y a tant de princes dans ce pays-là, que ce titre n’est pas une distinction aussi haute qu’on le croit chez nous. Ces princes, qui tirent leur origine des régions caucasiques, ont eu