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geois, je puis bien citer son nom, M. von Cronsfeld, était assez poli quand il ne buvait pas ; mais il buvait souvent, et son humeur s’en ressentait. Il devenait alors intraitable, et ses procédés cessaient complètement d’être ceux d’un homme bien élevé. À Saint-Mihiel, où la population nous avait fait grand accueil, il nous tint près de trois heures enfermés dans la cour de la caserne, et nous fit apporter à manger dans des seaux, à la grande joie de la garnison, qui s’était mise aux fenêtres et nous narguait.

Ce fut bien pis quand nous passâmes aux mains des Prussiens. Les Wurtembergeois ne nous donnaient pas grand’chose à manger ; mais ils nous laissaient au moins nous pourvoir, et permettaient aux habitans de fournir à nos malheureux soldats quelques vivres. Les Prussiens ne nous firent pas plus de distributions ; mais en revanche ils ne souffraient pas qu’un officier pénétrât dans une maison, et repoussaient brutalement les braves gens qui venaient souvent de loin pour apporter à la troupe quelques morceaux de pain et de lard.

Enfin nous arrivâmes, après sept jours de ce calvaire, à Pont-à-Mousson, où nous devions prendre le chemin de fer. On nous entassa pêle-mêle dans des wagons à bœufs, et l’on mit un factionnaire à chaque porte. On n’avait laissé pénétrer personne jusqu’à nous ; mais la foule s’était portée le long de la voie : femmes, enfans, vieillards, toute la ville était là. Sur notre passage, les hommes se découvrirent, les femmes pleuraient en agitant leurs mouchoirs, les enfans nous tendaient les bras. Je ne crois pas avoir éprouvé d’émotion plus poignante, et je plains ceux qui ont pu voir ces choses sans en être attendris.

Pendant qu’ils nous poussaient ainsi devant eux comme un troupeau, qu’était-il advenu de mon brave régiment, de ses officiers, de l’armée tout entière ? Avait-elle pu s’ouvrir la route de Mézières, comme le voulait le général Ducrot ? avait-elle réussi, sur le soir, à faire sa trouée dans la direction de Carignan ? était-elle bloquée dans Sedan ? Vainement nous interrogeâmes l’officier qui commandait le détachement : il ne savait rien, ou dédaignait de répondre. Les hommes de l’escorte nous disaient bien avec un gros rire et dans une langue expressive que l’empereur était prisonnier, et que l’armée s’était rendue ; mais nous ne voulions pas ajouter foi à ce dernier malheur. Il fallut pourtant bien y croire lorsque nous fûmes arrivés à Mayence. C’est là seulement que nous connûmes toute l’étendue du désastre, et que nous pûmes mesurer dans quel abîme de misères et de honte nous étions tombés. J’ai su depuis par des témoins les détails de cette lente agonie qui dura toute la nuit du 1er et toute la matinée du 2 jusqu’à midi. Rien ne saurait donner une idée du tourbillonnement où s’agitèrent confusément, sans