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Ce que voyant le prince et Chandos, ils se mirent en mesure de recevoir avec résolution le corps du connétable, qui fut arrêté et assailli, comme le maréchal à l’attaque de la chaussée, et de plus vivement tourné par une colonne anglaise qui le prit de flanc par un mouvement hardi, le sépara du corps commandé, par le duc d’Orléans, et le rejeta de l’autre côté. Le connétable hésita dans sa résistance, perdit beaucoup d’hommes, et enfin chercha son salut dans une retraite précipitée, sans que le roi ni la réserve eussent pu connaître sa position critique. C’est alors que, selon Froissart, Chandos aurait dit au prince de Galles : « La bataille est à nous, » et, fondant à bride abattue avec toutes les forces anglaises sur le troisième corps français, surpris de cette brusque attaque, en aurait eu bon marché et l’aurait à son tour dispersé dans la plaine. Restait la réserve du roi Jean, abandonnée au choc victorieux des Anglais et à tous les périls de la journée. Un document précieux, récemment publié par un érudit[1], nous montre le roi Jean, préoccupé des destinées de la monarchie à ce moment suprême, donnant l’ordre à son fils aîné de quitter le champ de bataille pendant que lui-même, ne consultant que son courage et le devoir de l’exemple, s’apprêtait à une résistance désespérée. En effet, ordonnant à sa chevalerie de mettre pied à terre, il forma autour de lui une sorte de bataillon sacré obligé de se faire jour par la victoire et n’ayant espoir qu’en elle (c’est la pensée que lui prête Villani), comme avait fait Edouard III à la surprise de Calais : manœuvre à tort critiquée, qui a fait gagner plus tard les batailles des Pyramides et d’Isly, mais où échoua le roi Jean par l’effet du retour offensif d’une partie de l’infanterie anglaise sur le carré des Français. Ici le combat devient homérique. En ce danger suprême, Jean jette un regard de père sur son jeune Philippe, âgé de quinze ans, qui était l’épée à la main à ses côtés, et lui ordonne de se retirer. L’enfant obéit, monte à cheval et fait quelques pas ; puis confus d’abandonner son père en tel moment, il revint auprès de lui, en fut reçu avec émotion, et ne pouvant frapper d’estoc et de taille, comme faisait le roi, il s’abritait de lui, et criait : Père, gardez-vous à droite ; père, gardez-vous à gauche[2]. Ce combat corps à corps dura quelque

  1. M. Lacabane, article Charles V, dans le Dictionnaire de la conversation, et Bibliothèque de l’École des chartes.
  2. « Sentendosi a lato messer Gianni suo piccolo figliuolo, comando, che fosse menato via e tratto della battaglia. Il quale per comaudemrnto del re, essendo montato a cavallo col alquanti in sua compagnia, e partito un pezzo ; ma il fanciullo hebbe tanta onta di lasciare il padre nella battaglia, che ritorno a lui : e non potendo adoperare l’arme, considerava i pericoli del padre, e spesso gridava : père gardé vous a destra o a sinistra, o d’altra parte, come vedea gli assalitori. » Villani, loc. cit., cap. XVIII. M. de Sismondi a lu dans Villani ce qui n’y était pas et n’a point remarque ce qui n’aurait pas dû lui échapper.