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rieux, s’est ajouté quelque chose d’énorme, de monstrueux, d’indéfinissable qui l’absorbe. Cela s’appelle encore Paris, bien que ce ne soit déjà plus une ville ayant son unité, sa conscience distincte, mais tout un monde à l’état de chaos ou de ruine, un monde désorganisé, amas confus de toutes les langues et de toutes les nationalités, œuvre incohérente et tumultueuse d’un siècle qui compte ses années par des bouleversemens, et d’une société minée par de gigantesques conspirations. A voir ce qui se passe, on pourrait croire qu’une sorte de loi historique condamne les trop grandes villes. Comme la Rome des césars, le Paris moderne est menacé de périr par sa grandeur démesurée. Les villes de ce genre sont des espèces de monstruosités incompatibles avec l’ordre, le travail, les vertus laborieuses et saines d’un peuple libre. Le patriotisme s’y perd dans l’esprit occulte et dans la religion farouche des associa-lions internationales, anonymes, sans patrie, sans domicile. Le sentiment municipal lui-même y devient impossible ; il se fausse étrangement dans ces foules cosmopolites et nomades qui sont la révolution ambulante se transportant d’un point à l’autre de l’Europe, fenians en Angleterre, lassallistes en Allemagne, nihilistes en Russie, mazziniens en Italie. Paris doit choisir entre ces deux alternatives de sa destinée : devenir la commune révolutionnaire du monde, ou rester la capitale de la France.

Voilà ce que ne voulait pas comprendre, il y a deux ans, l’opposition systématique, quand elle imputait uniquement à un jeu odieux de la police les premiers tressaillemens de l’émeute, quand elle réclamait l’éloignement de l’armée régulière, qui gênait, disait-on, la libre expansion de l’opinion publique, jusqu’au jour où l’opposition, devenue gouvernement, trouva en face d’elle, le 31 octobre, le 22 janvier, le 18 mars, les mêmes adversaires dont elle avait accepté l’imprudent patronage, et qui avaient agité les derniers jours de l’empire. Voilà ce que n’osait pas reconnaître, dans la dignité émue de son patriotisme, M. Jules Favre, quand à Ferrières il répondait à une insolence de M. de Bismarck : « M. le comte, il n’y a pas de populace à Paris, il n’y a que des citoyens ! » La populace, il l’a vue à l’œuvre plus tard, s’acharnant sur les ruines de la patrie et ajoutant à la ruine le déshonneur. Il a senti lui-même ses coups. Il n’a pas craint de la flétrir en laissant déborder l’indignation de son âme. C’est qu’en effet il y a une populace à Paris. On ne gagne rien à vouloir ne pas la voir ; mais ce n’est pas une classe sociale, c’est une catégorie morale qui se recrute, parmi toutes les classes, des ambitions impuissantes, des jalousies souffrantes, des paresses incurables, des convoitises furieuses. On appartient à la populace par les vices de l’âme, non