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saient pêle-mêle les objets de rechange, les vivres et les cartouches. Aux jours de distribution, les soldats ne pouvaient emporter les biscuits qu’ils recevaient pour quatre jours qu’en les perçant au milieu et en faisant un chapelet qu’ils passaient en sautoir sur leurs épaules. En marche, sous la pluie ou la neige, qui certes ne nous ont jamais manqué, les biscuits s’émiettaient, et les hommes restaient sans pain. Enfin, chose plus triste et plus grave dans ses conséquences immédiates, les cartouches elles-mêmes, détrempées par l’humidité, contre laquelle la toile des musettes ne pouvait longtemps les défendre, rendaient parfois leurs armes inutiles. Quant à ces armes, elles offraient le choix le plus bizarre et le plus varié, depuis le simple fusil à percussion, du modèle 1815 transformé, jusqu’au remington américain : autre source de trouble et de confusion. Le moral de la plupart de nos soldats était celui qu’un tel dénûment peut faire prévoir, surtout après une retraite marquée par autant de souffrances que celle des Vosges. J’en citerai un seul exemple, mais il suffit.

Le jour du combat de Châtillon-le-Duc, la 1re brigade de la 2e division occupait les hauteurs qui dominent le village de Pouilley-les-Vignes, le 32e régiment de marche la colline escarpée qui s’étend à gauche de la route de Besançon à ce dernier village ; les habitans en avaient été requis pour aider à des travaux de fortification passagère. À cinq heures et demie, la nuit vint ; le seul corps ennemi que nous eussions vu était, au coucher du soleil, à plus de 5 kilomètres au-delà du village d’Audeux, où il semblait avoir pris ses cantonnemens. Nos grand’gardes veillaient à Pouilley-les-Vignes. Certes jamais positions ne furent plus fortes, mieux à l’abri de toute surprise et plus faciles à défendre que celles qu’occupaient et la lre brigade et le 32e de marche. Les travaux de fortification passagère se poursuivaient malgré l’obscurité. Soudain le cri : qui vive ? retentit. Le villageois auquel il s’adresse, et qui remonte du village en suivant un sentier tracé au flanc de la colline, n’y répond point. Trois fois ce cri est répété sans éveiller son attention, alors la sentinelle se sauve en jetant ses armes ; sa frayeur se communique aux autres sentinelles, puis au régiment presque tout entier. En vain les officiers veulent arrêter les fuyards. À minuit, 300 hommes manquaient à l’appel ; 150 hommes ne rallièrent que le lendemain ; l’un d’eux, dans sa fuite précipitée, s’était tué par mégarde en s’enfonçant son sabre-baïonnette en pleine poitrine.

On sait ce que sont de telles paniques, et que souvent, sous la pression de la honte qu’elles inspirent à ceux qui les ont subies, elles relèvent le moral de ces mêmes hommes et l’exaltent jusqu’à la témérité. Le 32e de marche quitta l’armée à Chagny, et plus