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nant j’avais sous les yeux le témoignage sanglant et mutilé de ces chocs terribles au-devant desquels on avait couru d’un cœur si léger. Mon ardeur n’en était pas diminuée; mais la pitié me prenait à la gorge à la vue de ces malheureux, dont plusieurs attendaient encore un premier pansement. Quoi! tant de misères et si peu de secours !

Le chemin de fer établi pour le service du camp emmena les mobiles au Petit-Mourmoulon, d’où une première étape les conduisit à leur campement, le sac au dos. Pour un garçon qui la veille encore voyageait à Paris en voiture et n’avait fatigué ses pieds que sur l’asphalte du boulevard, la transition était brusque. Ce ne fut donc pas sans un certain sentiment de bonheur que j’aperçus la tente dans laquelle je devais prendre gîte, moi seizième. L’espace n’était pas immense, et quelques vents coulis, qui avaient, quoique au cœur de l’été, des fraîcheurs de novembre, passaient bien par les fentes de la toile et les interstices laissés au ras du sol; mais il y avait de la paille, et, serrés les uns contre les autres, se servant mutuellement de calorifères, les mobiles, la fatigue aidant, dormirent comme des soldats.

Aux premières lueurs du jour, un coup de canon retentit : c’était le réveil. Comme des abeilles sortent des ruches, des milliers de mobiles s’échappaient des tentes en s’étirant. L’un avait le bras endolori, l’autre la jambe engourdie. Le concert des plaintes commença. L’élément comique s’y mêlait à haute dose; quelques-uns s’étonnèrent qu’on les eût réveillés si tôt, d’autres se plaignirent de n’avoir pas de café à la crème. Au nombre de ces conscrits de quelques jours si méticuleux sur la question du comfortable, j’en avais remarqué un qui la veille au soir avait paru surpris de ne point trouver de souper dressé sous la tente. — A quoi songe-t-on? — s’était-il écrié. Les yeux ouverts, sa surprise devint de l’indignation. Le déjeuner n’arrivait pas. — Si c’est comme cela qu’on nous traite, murmura-t-il, que sera-ce en campagne? — Je ne doutais pas que ce ne fût quelque fils de famille, comte ou marquis, tombé du faubourg Saint-Germain en pleine démocratie. Un camarade discrètement interrogé m’apprit que le gentilhomme inconnu s’essayait la veille encore dans l’art utile de tirer le cordon. C’est au reste une remarque que je n’eus pas seul occasion de faire. Les exigences des mobiles de Paris croissaient en raison inverse des positions qu’ils avaient occupées : tous ceux qui avaient eu les carrefours pour résidence et les mansardes pour domicile poussaient les hauts cris. Le menu du soldat leur paraissait insuffisant; les objets de campement ne venaient pas de chez le bon faiseur.

Le spectacle que présentait le camp de Châlons aux clartés du matin ne manquait ni de grandeur, ni de majesté. Aussi loin que la