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vue pouvait s’étendre, les cônes blancs des tentes se profilaient dans la plaine. Leurs longues lignes disparaissaient dans les ondulations du terrain pour reparaître encore dans les profondeurs de l’horizon. Un grouillement d’hommes animait cette ville mouvante dont un poète de l’antiquité aurait dit qu’elle renfermait le printemps de la grande ville : triste printemps qui avait toutes les lassitudes et la sécheresse de l’hiver avant d’avoir donné la moisson de l’été ! Mais, si le camp avait cette grâce imposante que donnent les grandes lignes, il présentait des inconvéniens qui en diminuaient les charmes pittoresques. Des vents terribles en parcouraient la vaste étendue et nous aveuglaient de tourbillons de poussière ; à la chaleur accablante du jour succédaient les froids pénétrans des nuits. Une rosée abondante et glaciale mouillait les tentes, et, si l’on ne respirait pas au coucher du soleil, le matin on grelottait. — Le gouvernement sait bien ce qu’il fait, disaient les mobiles; nous sommes républicains, il nous tue en détail !

Le premier coup de canon tiré, la vie militaire s’emparait du camp. Les tambours battaient, les clairons sonnaient, et les officiers qui avaient eu cette chance heureuse d’attraper des fusils pour leurs bataillons s’efforçaient d’enseigner à leurs hommes l’exercice qu’ils ne savaient pas. On voyait bon nombre de compagnies où, les fusils à tabatière manquant, on s’exerçait avec des bâtons. Les mobiles qui n’avaient que leur paie vivaient de l’ordinaire du soldat. Quant aux fils de famille, ils se réunissaient au Petit-Mourmoulon, où l’on trouvait un peu de tout, depuis des pâtés de foie gras et du vin de Champagne pour les gourmets jusqu’à des cuvettes pour les délicats.

Je devais une visite au Petit-Mourmoulon ; là régnait le tapage en permanence. Qu’on se figure une longue rue dont les bas côtés offraient une série interminable de cabarets, de guinguettes, d’hôtels garnis, de boutiques louches, de magasins borgnes, de cafés et de restaurans, entre lesquels s’agitait incessamment une cohue de képis et de tuniques, de pantalons rouges et de galons d’or. On y faisait tous les commerces, la traite des montres et l’escompte des lettres de change. Çà et là, on jouait la comédie; dans d’autres coins, on dansait. Ce Petit-Mourmoulon, qui était dans le camp comme une verrue, n’a pas peu contribué à entretenir et à développer l’indiscipline. On y prenait des leçons de dissipation et d’ivrognerie. On s’entretenait encore à l’ombre de ces établissemens interlopes de l’accueil insolent que les bataillons de Paris avaient fait à un maréchal de France. Des âmes de gavroches s’en faisaient un sujet de gloire. Peut-être aurait-il fallu qu’une main de fer pliât ces caractères qu’on avait élevés dans le culte de l’insubordination ; on