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l’abattement. La colère était tombée. — C’est à présent que les taquineries vont commencer, me dit mon voisin.

Le vieux qui m’avait fait un discours la veille vint à moi, et, me frappant sur l’épaule : — Tu dois être content, me dit-il, on arrange tes débuts à toutes les sauces. — Puis se reprenant : — As-tu du tabac? — J’en avais encore une mince provision au fond de mes poches; je lui en offris une pincée. Je compris alors à l’épanouissement de son visage quelle place le tabac tient dans la vie du soldat; une pipe bourrée, c’est l’oubli de toutes les misères. — Tu es un bon garçon, me dit-il en me serrant la main d’une façon à me briser les os. — Je venais de conquérir un ami qui se serait fait tuer pour moi pendant cinq minutes.

La presqu’île de Glaires se compose d’une légère éminence dont les deux versans s’abaissent vers la Meuse; on y découvre un petit village, une assez grande maison d’habitation et un moulin. Au point de jonction de la rivière et du canal, un barrage alimente les écluses de ce moulin; de l’autre côté de la Meuse, de grandes prairies s’étendent jusqu’au pied de collines boisées qui couronnent l’horizon, et que l’armée prussienne occupait encore.

Des officiers prussiens allaient et venaient dans l’île d’un pas méthodique et raide, indiquant à chacun des corps dont se composait cette armée de prisonniers quel emplacement il devait occuper. Point d’hésitation, point d’embarras. Un jeune lieutenant, mince et fluet, pâle et blond, nous servait de guide. Nous nous avancions et nous nous arrêtions sur un signe de sa main; par momens, à ce signe muet il ajoutait un mot. Il tenait un carnet à la main, où je suppose que les vaincus dont il répondait étaient classés par numéros d’ordre. Une dernière fois nous fîmes halte sur l’un des versans de l’éminence. D’une voix claire et nous montrant le sol du bout du doigt : — C’est ici, messieurs, nous dit l’officier. — Il était huit heures du soir. Sous nos pieds des touffes d’herbes humides s’étendaient sur un lit de boue. — As-tu choisi ta place? me dit un camarade. — Et d’un air de philosophie gouailleuse : — Si tu veux la moitié de mon lit, prends, ajouta-t-il. — Il venait de se coucher tout de son long par terre; je l’imitai.

Quand j’ouvris les yeux, la rosée et la pluie m’avaient percé jusqu’aux os; je pouvais croire que le tartan qui me servait de couverture était tombé dans la rivière. Je grelottais. Il faisait encore nuit; mais des lueurs ternes qui dessinaient la crête des collines me faisaient comprendre que le jour n’allait pas tarder à paraître. Je me levai, et, pour me réchauffer autant que pour assouvir ma faim, j’allai dans les champs arracher des pommes de terre. J’avais eu beau fouiller dans mes poches, je n’y avais pas trouvé une miette de