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dit-il. Et sur ma réponse affirmative : — Ma mère a un frère au régiment, reprit-il; elle serait bien heureuse, si les officiers qui sont ici voulaient bien accepter l’hospitalité chez elle. C’est de bon cœur qu’elle la leur offre.

Je me mis à héler un camarade, et, mon capitaine étant prévenu, sept officiers de zouaves et cinq officiers d’artillerie se réunirent chez Mme L... Les ordonnances suivaient les officiers, si bien qu’il y avait vingt-quatre personnes dans la maison. C’était beaucoup, et déjà quelques-uns d’entre nous battaient en retraite; mais Mme L... avait un cœur de mère. Elle se mit devant la porte, et déclara nettement qu’aucun de nous ne sortirait. L’excellente femme! Aucun de nous ne se fit prier, et je donnai l’exemple en me dirigeant vers le grenier cahin-caha. C’était non pas une botte de paille qui m’y attendait, mais un matelas, un vrai matelas, le premier que j’apercevais depuis mon départ de Paris. Aucun produit de l’industrie ne pouvait me paraître plus beau en un tel moment. Je m’étendis sur la toile rebondissante avec délices et tirai de ma poche cette pipe qui déjà si souvent avait été ma suprême consolation. La fumée s’envolait et le sommeil venait, je crois, quand la porte du grenier tourna sur ses vieux gonds rouilles. — Vous n’avez besoin de rien, messieurs ?

Ainsi parlait une jeune fille, qui venait de la part de la maîtresse de la maison. Elle avait seize ou dix-sept ans, le sourire aimable, le regard doux, un air de candeur qui inspirait le respect. Chacun se leva un peu lentement. Ses yeux nous interrogeaient. — Mademoiselle, dis-je alors, si vous pouviez me procurer des bandes de toile, vous me rendriez un grand service.

Je venais de poser mon pied malade sur le bord du matelas. Elle joignit les mains, et d’un air de pitié : — Je vais appeler ma mère, reprit-elle, elle vous fera un pansement.

Elle disparut avec la légèreté d’un oiseau, et deux minutes après Mme L... était auprès de moi, portant à la main un paquet de linge. — C’est donc vous qui êtes blessé? me dit-elle en s’agenouillant sur le matelas.

Elle essuya une larme du bout de ses doigts. Tout en parlant, elle roulait des bandes autour de mon pied. Je l’aurais embrassée de bon cœur. — Vous n’avez pas dîné? reprit-elle doucement.

Je secouai la tête. — Eh bien ! descendez avec moi, la table est assez grande pour vous recevoir tous.

Le pansement était achevé. J’en éprouvai un soulagement subit. Que bénies soient les mains qui m’ont touché! La souffrance éteinte, les choses m’apparurent sous un aspect moins triste. Il y avait encore du bon dans la vie. L’appétit se réveilla, et avec cet appétit la