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fusil. Dans l’exécution des otages de La Roquette, qui pourra jamais mesurer la part des responsabilités littéraires?

Est-ce parmi les influences de ce genre que l’on doit placer l’éducation révolutionnaire que la bohème avait reçue, et qui faisait tout le fond de sa science politique? Nous le pensons. A cet égard encore, nous pourrions recueillir de curieux aveux. « Notre génération, disait l’un de ces tristes héros, n’a pas été avare de son sang ! Sur la route où nous hésitons a passé un peuple de courageux, et dans les cimetières qui bordent l’arène est couché un bataillon de martyrs... Eh bien ! si l’on déterre les morts, combien qui s’étaient jetés dans la mêlée, grisés par l’odeur chaude de certains livres, Histoires de la Montagne, des Girondins ou de Dix ans! Dès à présent, je l’affirme, tous, presque tous ces chercheurs de dangers, tribuns, soldats, vainqueurs, vaincus, ces martyrs de l’histoire, ces bourreaux de la liberté, c’étaient des victimes du livre ! » On le voit, nous ne donnons rien à l’hypothèse dans la recherche des causes qui ont amené de si terribles effets; nous laissons parler les témoins : le cri des victimes a un accent inimitable.

Cette liste tracée à la hâte, d’un crayon fiévreux, est évidemment incomplète; mais l’indication générale subsiste, elle est exacte, nous pouvons la suivre. Il y aurait d’ailleurs à remonter bien haut dans l’histoire de notre éducation nationale pour retrouver les origines des sentimens révolutionnaires confondus dans notre esprit avec les premières impressions intellectuelles que nous avons reçues. Nous ne savons un peu (et encore nous les savons mal) que deux sortes d’histoire : celle de l’antiquité classique et celle de la révolution française. Tout le reste s’est graduellement effacé; mais ces deux groupes d’événemens et de personnages se meuvent et vivent dans notre imagination; ils se détachent avec un étonnant relief sur un fond vague de notions éteintes et de souvenirs languissans. Les héros des républiques antiques se mêlent à ceux de notre récente histoire; c’est une sorte de compagnie illustre qui hante nos esprits dans des attitudes choisies, avec des discours sublimes sur les vertus républicaines, sur la liberté, sur la patrie. Tout y est grand, plus grand que nature; tout y est surhumain par les sentimens exaltés, par la fierté indomptable, par le langage, où l’homme s’efface sous le héros; tout cela est éclairé d’une lumière trop brillante et placé dans une perspective d’immortalité. C’est un monde légèrement surfait, quelque peu déclamatoire, qui ne ressemble à rien de ce qui a réellement existé, résultat de notre éducation classique combinée avec les fictions dont la révolution française a fourni le thème inépuisable. Voilà le fond de l’enseignement politique, tel que la plupart des bohèmes l’avaient apporté du col-