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les larmes me monter aux yeux. L’un d’eux vint me trouver un jour d’un air timide et préoccupé ; celui-là n’était pas marié, mais il avait une prétendue, qui, sans la guerre, eût été déjà sa femme, et il voulait lui écrire. Il éprouvait un certain embarras à faire ainsi d’un étranger le confident de ses pensées les plus intimes, et cependant l’amour parlait plus haut. Sur sa demande, je m’installai dans la batterie sur l’affût d’un canon, et j’attendis qu’il voulût bien commencer ; pour lui, les yeux en l’air et tournant lentement son bonnet entre ses doigts, il cherchait, mais ne trouvait pas. Enfin d’un ton dépité : « Bah ! dit-il, je ne sais pas ; écris-lui comme si c’était pour toi. » Et il alla se promener sur le pont. Resté seul, je fis de mon mieux ; puis, quand j’allai trouver mon homme pour lui lire quatre grandes pages d’une écriture bien serrée : « Oui, c’est cela, c’est cela ! murmurait-il en riant d’un bon gros rire ; c’est ce que je voulais dire, » et il regardait curieusement ce papier où se trouvaient exprimés des sentimens qu’il éprouvait si bien sans pouvoir les traduire.

On se doute bien que ma complaisance ne m’était pas inutile, car, si je pouvais parfois rendre quelque service à mes camarades, j’avais plus que personne besoin d’aide et de protection. Figurez-vous un malheureux jeune homme quittant à peine depuis quinze jours les bancs de son école, ses livres, ses cahiers, ses habitudes toutes littéraires, et jeté brusquement dans le monde des matelots. Je me souviendrai toujours de la première nuit que je passai dans un hamac. On venait de faire l’appel sur le pont ; un roulement de tambour donna le signal du repos, et aussitôt tous les marins, se précipitant par les écoutilles, gagnèrent en hâte le faux-pont. En temps ordinaire et sur un navire régulièrement armé, chaque matelot a sa place fixée, son numéro et son hamac ; mais là, comme il s’agissait d’une occupation provisoire, c’était à chacun de se faire sa place, de s’établir où il voudrait et comme il pourrait, de se « débrouiller » en un mot, selon le terme consacré. Moi, qui ne connaissais que par ouï-dire les vaisseaux , les faux-ponts et les hamacs, j’allais me trouver bien embarrassé. Cependant j’avais suivi la foule. Je fis comme les autres, et, me dirigeant à tâtons au milieu de l’obscurité, — car on se couchait sans lumière, — j’atteignis les bastingages et m’emparai d’un hamac. Restait à l’accrocher, mais cela dépassait mes moyens. J’avisai alors un camarade qui, déjà installé, déshabillé, couché, se balançait délicieusement près de moi, comme la belle Sarah des Orientales. « Eh ! matelot, lui dis-je, aide-moi donc à faire mon lit. » Pas de réponse. Je réitérai ma prière. « Ah çà ! s’écria tout à coup une grosse voix, as-tu bientôt fini de te moquer de moi ? » En effet, comme il n’y avait là que d’an-