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-ciens marins, le vieux loup de mer ne pouvait s’expliquer tant d’inexpérience. Je me hâtai de lui faire connaître ma position. Alors le brave garçon, sautant à bas sans mot dire, accrocha mon hamac en un tour de main, puis, avant que j’eusse songé à le remercier, il avait déjà repris sa place, et je l’entendis qui disait d’un ton railleur à son voisin de droite : « C’est un apprenti marin ! » L’apprenti marin, on le sait, n’est rien moins que considéré dans la marine, sa position hiérarchique est nulle ; il n’existe qu’à « l’état de devenir, à l’état de peut-être, » comme disent les philosophes, et il lui faut un an d’embarquement avant de s’élever au rang de matelot de troisième classe ! Je remis au lendemain l’expression de ma reconnaissance, et j’essayai de dormir ; mais je n’étais pas fait encore à cette situation délicate entre terre et ciel, je ne savais pas garder mon équilibre, et, penchant tantôt à droite, tantôt à gauche, je risquais à tout moment de rouler sur le pont.

Nous ne devions plus tarder à partir pour Paris. En attendant, on nous faisait faire l’exercice. Comme de juste, ayant tout à apprendre, je fis partie des arriérés. En effet, ils étaient là plusieurs qui, congédiés depuis trois ou quatre ans, avaient perdu l’habitude des armes. Grâce à un instructeur qui ne reculait pas devant les termes énergiques, nous eûmes bientôt appris tout ce qu’il fallait savoir, et au bout de trois jours nous étions à même de manœuvrer avec les autres. On s’en remettait du reste aux événemens pour compléter cette éducation un peu sommaire. Sur ces entrefaites, l’ordre du départ arriva ; outre les fusiliers, il y avait avec nous des canonniers, des timoniers, des gabiers, bref, des marins de tout genre. On nous distribua des vivres pour deux jours, et un beau matin, le 26 août, si je ne me trompe, nous mîmes sac au dos. La population, prévenue, nous attendait au passage : du haut des fenêtres et des balcons, les dames nous disaient adieu de la main. Sur les trottoirs, la foule des mères et des amis cherchait à nous glisser entre deux recommandations quelque bonne bouteille de vieille eau-de-vie ; mais cela n’était pas possible sous les yeux de nos officiers. Nous traversâmes ainsi la principale rue de Brest en bon ordre, les rangs serrés, et à peine étions-nous arrivés à la gare qu’on nous fit monter dans le train. En vain tous ceux qui nous avaient accompagnés jusque-là se pressaient-ils autour des barrières, en vain s’efforçaient-ils de violer la consigne pour se mêler à nous ; chacun en fut quitte pour retourner chez lui, emportant ses bouteilles et ses provisions. C’était là le premier effet de cette sévère discipline qui devait être notre plus grande force et distinguer le corps des marins entre toutes les autres troupes de l’armée de Paris.

On comprend dès lors que notre voyage ait pu s’accomplir sans