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à deux ou trois, s’aventurent audacieusement en pays ennemi, et, sans autre arme qu’une lance trop longue et un mauvais pistolet d’arçon, éclairent la marche de leur armée. On commençait à signaler leur présence dans les villages autour de Paris ; ils avaient tué des femmes, enlevé des chevaux et pillé des maisons. Bientôt nous pûmes les voir de nos yeux : ils accouraient par petites bandes, au grand galop de leurs chevaux maigres, s’arrêtaient tout à coup la lance au poing, regardaient un moment à droite et à gauche d’un air effaré, puis repartaient comme des flèches. Parfois ils s’aventuraient ainsi jusque sous les murs du fort à portée de fusil. Un jour, notre commandant remarqua dans la plaine trois uhlans qui, comme pour le braver, considéraient curieusement les glacis du fort : ils n’étaient pas à huit cents mètres. Le commandant se retourna, et, frappant sur l’épaule d’un fusilier : « Démonte-moi donc un de ces coquins, » lui dit-il. L’homme saisit son fusil, épaula, visa, le coup partit, un des uhlans tomba, et les deux autres prirent la fuite. Alors le commandant se mit à rire : « Un de moins, murmurait-il en se frottant les mains, un de moins ! » Ce commandant était M. Krantz, capitaine de vaisseau. Mathématicien par goût, il cache sous les dehors d’un bon bourgeois l’un de nos officiers les plus instruits et les plus distingués. Du reste on n’a qu’à l’approcher pour reconnaître aussitôt un homme supérieur : à mesure qu’il parle, sa figure semble s’éclairer ; les traits, un peu forts, un peu lourds, prennent une expression charmante de finesse et de raillerie ; le front, large et haut, se déride ; l’œil, tout petit, pétille sous la paupière épaisse ; Où il fallait le voir surtout, c’est lorsqu’on signalait à l’horizon un convoi ou des régimens ennemis passant sur la route de Choisy-le-Roi. Alors un éclair de joie illuminait son visage ; il faisait pointer les pièces, et, tant que durait l’action, il restait près des canonniers, jugeant lui- même des coups, applaudissant aux uns, rectifiant les autres. Ces jours-là, on pouvait dire que le commandant Krantz dînerait de bon appétit. Lorrain de naissance, il haïssait les Prussiens d’une haine profonde ; la vue d’une sentinelle prussienne l’irritait au dernier point, et il n’était pas tranquille qu’il n’eût balayé l’horizon. Il s’était fait construire sur le bastion principal un poste d’observation et de commandement, une sorte de terrasse, quelque chose comme la dunette à bord d’un navire. Que de fois l’avons-nous vu braquer de cet endroit sa longue lunette marine, cherchant partout sur qui frapper ! Quelques jours après la capitulation de Paris, un officier d’artillerie que j’ai connu s’était rendu dans les lignes prussiennes chargé d’une douloureuse mission. Il avait à rendre la batterie de mitrailleuses qu’il commandait pendant le siège. Par un heureux hasard, il eut affaire à un colonel prussien qui, contre l’habitude de ses compatriotes, était vraiment