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combattre les désavantages de sa position, et Bicêtre, pour se couvrir, jetait en avant de ses batteries, sur le plateau de Villejuif, les redoutes des Hautes-Bruyères et du Moulin-Saquet.

A vrai dire, il n’y avait pas de temps à perdre. Les événemens se précipitaient avec une logique impitoyable. L’impuissance de nos deux armées, coupées l’une de l’autre, l’abandon des défilés des Vosges et de la vallée de la Marne, rendaient de plus en plus probable un siège de Paris. La nouvelle du désastre de Sedan ne fit qu’activer encore notre ardeur et notre énergie. Le 3 septembre, ordre nous avait déjà été donné de coucher tout habillés, le fusil à portée de la main et la baïonnette au bout du canon afin d’être prêts à toute alerte ; pour ma part, je ne devais plus quitter mes vêtemens avant le 30 janvier, jour de notre rentrée dans Paris après l’armistice. Bientôt arrivèrent les premières troupes du corps de Vinoy. On oublie trop, quand on critique les appréhensions du gouvernement de la défense nationale et son inaction durant les deux premiers mois, l’état profond de détresse où se trouvait ce malheureux corps d’armée, qui était pourtant à cette heure notre plus ferme appui. Arrivé trop tard pour la bataille, il était déjà en fuite avant d’avoir pu même tirer un coup de fusil. En grande partie composé de jeunes recrues ou d’hommes tirés des dépôts, il n’avait pas et ne pouvait avoir cette cohésion, cette solidité nécessaire plus que jamais en face d’un ennemi victorieux. De plus les fuyards de toute sorte, les maraudeurs et les traînards de l’armée de Sedan multipliaient dans ses rangs les élémens de désordre et de démoralisation. C’était plus qu’une retraite, c’était presque une déroute. Tous les corps et tous les uniformes se trouvaient confondus : il y avait là des zouaves en képi, des fantassins sans armes et des cavaliers démontés ; ils marchaient à la débandade, sales, déguenillés ; beaucoup de ces hommes étaient ivres, quelques-uns avaient pillé en route, et ne se cachaient pas pour montrer le fruit de leurs rapines : des habits bourgeois, jusqu’à des robes de femmes. C’est alors qu’un officier supérieur, un commandant, je crois, vint à passer près de nous, hâve, poudreux, désespéré, et, remarquant un de nos officiers qui contemplait à l’écart ce lamentable spectacle : « Capitaine, lui dit-il gravement, on a vu certes des choses bien tristes jusqu’ici, on en verra de plus tristes encore ! » Puis il continua sa route, nous laissant tous effrayés de cette prédiction sinistre que l’avenir devait en quelque sorte prendre à tâche de justifier.

A peine le corps de Vinoy était-il entré dans Paris, que déjà les uhlans arrivaient. Le soldat prussien, on l’a dit, n’est pas très brave personnellement ; il marche par grandes masses, pour obéir à la consigne, mais sans enthousiasme et sans élan. Il faut faire cependant une exception pour les uhlans, ces hardis cavaliers qui,