-mineux décrivaient sur le sol un angle infini qui allait toujours en s’élargissant à mesure qu’ils s’écartaient du foyer ; dans l’air, à travers l’obscurité silencieuse de la nuit, glissait une longue traînée blanche où montaient, descendaient, tourbillonnaient en foule de petits points brillans, impalpable poussière. On eût dit, prodigieusement agrandi, un de ces rayons de soleil qui, filtrant furtivement par les fentes des volets disjoints, percent les ténèbres d’une chambre obscure ; mais la lumière était ici plus pâle, plus mate, presque glaciale, avec des tons argentés assez semblables au reflet de la lune. Parfois de deux forts voisins les feux se rencontraient et se croisaient comme des éclairs, l’œil en était ébloui. Au loin, ces flammes vagabondes, sautillant par la plaine, faisaient l’effet de feux follets. Du reste nos vaillans canons de 30 se chargeaient, eux aussi, d’assurer notre défensive ; il n’y avait pas de nuit où le fort d’Ivry n’envoyât plusieurs bordées sur les positions ennemies. Seulement, pour ne pas gaspiller la poudre, nos officiers avaient soin de pointer leurs pièces d’avance. Chaque soir, on choisissait un but bien déterminé, — c’était telle maison où l’on supposait que les Prussiens étaient établis, — et on attendait la nuit. Tout à coup, à un signal donné, douze bouches à feu partaient à la fois, et les obus, déchirant l’air, allaient éclater en un même point ; le lendemain, la maison criblée, éventrée, percée à jour, n’était plus qu’une ruine. Voulait-on de nouveau charger les canons et réitérer l’expérience, — de petits morceaux de bois soigneusement encochés donnaient la distance exacte des principaux repères ; en les appliquant à la pièce, on pouvait viser à coup sûr, changer la direction ou s’en tenir au même but. A chaque bordée, le fort tremblait jusque dans ses fondemens ; mais nous étions faits à ce bruit, notre oreille ne s’en étonnait plus, et, lorsqu’une fois nous étions endormis dans nos casemates, les détonations les plus formidables ne parvenaient pas à nous réveiller.
Au milieu de tant de travaux et de préoccupations diverses, il nous restait peu de temps pour les distractions. Nos marins pour la plupart ne connaissaient de Paris que ce qu’ils en avaient vu en venant au fort, le boulevard Montparnasse et la barrière d’Italie ; mais, tandis que chaque jour des milliers de soldats, mobiles ou autres, se promenaient sur les boulevards ou dans les rues de la ville, c’est à peine si quelques matelots pouvaient obtenir une permission. Heureux celui sur qui tombait cette faveur ! Celui-là partait chargé des commissions de tous ses camarades, et le soir il nous revenait avec une cargaison complète de couteaux, de pipes et de paquets de tabac. Il y avait chez les marins une expression charmante pour désigner les permissions ; on ne disait pas : aller à Paris, on disait : aller à terre ! En effet, ces braves gens se consi-