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dépens des Prussiens, on se riait de la misère et de la maladie, on narguait la mort, car l’homme s’habitue bien vite à l’idée de la mort jusqu’à jouer avec elle. Nous chantions quelquefois ; il est vrai que nos chants ressemblaient plutôt à des plaintes. Le matelot est mélancolique au fond, et sa poésie s’en ressent un peu. Point de ces gais refrains, de ces couplets joyeux qui plaisent tant au soldat de la ligne ; mais de longues et tristes mélopées, quelque chose comme nos romances, des airs traînans et douloureux. Et comment pourrait-il en être autrement ? Quelle est l’existence de ces braves gens ? Encore enfans, ils aident leur père de leurs petits bras, et disputent leur vie à la mer en fureur ; arrivés à l’âge d’homme, le service les réclame. La discipline est terrible à bord : là jamais de repos, labeur incessant, consigne inflexible. Durant des mois entiers, ils vivent isolés du reste des hommes, n’ayant d’autre distraction que la vue de l’océan et le bruit de ses flots ; rarement on leur permet de descendre à terre, et tout oubli de la règle est rigoureusement puni. Aussi quand, pour obéir à ce besoin de poésie si naturel au cœur de l’homme, ils veulent chanter, eux aussi, ils ne peuvent que se plaindre et raconter les misères du pauvre matelot, du gourganier, comme ils disent, par allusion aux gourganes, sorte de fèves décortiquées qui entrent pour une large part dans la nourriture du bord. A la fin pourtant, au dernier couplet, brille une lueur d’espérance : un jour viendra où l’on sera libre, un jour où l’on reverra le pays et les vieux parens, où l’on épousera la jeune fiancée, qui a promis de rester fidèle, et tout sera oublié. De ces chansons, beaucoup sont bretonnes : de celles-là, je ne parlerai pas, je n’y ai jamais rien compris. Heureusement il en est d’autres en français que j’ai retenues : une m’a frappé surtout, la Chanson du charnier[1]. Les vers sont boiteux, les rimes pauvres, les licences nombreuses, mais que ne pardonnerait-on pas à ces aveux touchans, à cette naïveté charmante ? Le matelot se plaint d’abord que le charnier contienne une bien mauvaise boisson. — Des gourganes et de l’eau ! maigre régal, convenez-en. Encore si l’on avait toujours son quart de vin ; mais, hélas ! à la moindre faute, le caporal d’armes porte votre nom sur le cahier de punitions, et voilà le vin supprimé. Bien plus, que par malheur un jour, en allant à terre, il vous prenne fantaisie de tirer bordée, au retour les fers vous attendent, et vous en avez pour un mois au moins à boire l’eau du charnier. Et cependant, prenez votre mal en patience, ô matelots, mes frères, car si jamais nous avons la chance d’obtenir notre congé,

Le temps de joie et d’espérance
Tout ensemble sera chanté.

  1. Le charnier est une tonne pleine d’eau qui reste à demeure sur le pont, et sert à la consommation journalière de l’équipage.