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Alors nous trinquerons les verres,
Et nous boirons à l’amitié.

Cela se chantait en chœur le soir, auprès du feu, lorsque nous avions par hasard un moment de repos, et qu’il nous était permis de passer la nuit dans quelque ferme abandonnée. Bien que l’air fût triste comme les paroles, nous nous plaisions à ce modeste concert ; fraîches ou cassées, justes ou fausses, toutes les voix tenaient à donner leur note, et tous, après avoir chanté, nous nous endormions plus contens.

Mais ce qui plus que tout le reste soutenait notre courage, c’était l’exemple de nos officiers. Vivant sans cesse au milieu de nous, ils partageaient noblement nos privations et nos fatigues. Qui d’entre les marins eût eu le droit de se plaindre, lorsque les chefs eux-mêmes faisaient preuve de patience et d’abnégation ? Jamais, un seul jour, ils n’ont quitté leurs hommes. On leur avait creusé, pour leur faire honneur, un petit trou en arrière de la tranchée : quelques mauvaises planches servaient de toiture, et garantissaient tant bien que mal de la pluie et du vent ; en revanche, la fumée, s’échappant avec peine par les interstices, rendait ce séjour presque inhabitable. C’est là qu’ils se retiraient lorsque rien au dehors n’exigeait leur présence ; c’est là que, ayant pour tout meuble un tronc d’arbre à peine équarri, on les voyait manger dans leur assiette de fer-blanc un maigre lambeau de cheval, ou une poignée de riz apprêté comme le nôtre par les soins d’un matelot. Souvent ils venaient causer avec nous : bienveillans sans faiblesse, affables sans familiarité, sachant toujours conserver leur rang, ils prenaient part aux discussions pour les diriger ; ils se mettaient à la portée de tous, expliquaient les événemens, parlaient du devoir et de la France. Les matelots écoutaient en silence. Souvent aussi l’amiral Pothuau passait dans la tranchée, et adressait aux hommes quelques paroles d’encouragement. L’amiral était renommé parmi nous pour sa rare intrépidité. Logé dans une maison de Vitry avec tout son état-major, il accourait au grand galop à la moindre alerte, précédant de plus de vingt pas les lanciers de son escorte. On l’a vu à Montrouge, pendant le bombardement du fort, monter à cheval sur les bastions et rester ainsi des heures entières alors que les obus pleuvaient de toutes parts et venaient tuer les canonniers sous ses yeux. Le danger semblait l’attirer. Entendait-il siffler une balle, il relevait la tête comme pour la chercher. À ce propos, il me revient une anecdote assez curieuse. L’amiral se trouvait en compagnie de quelques officiers sur le pont de Vitry. Les ennemis, s’en étant aperçus, se mirent à tirer du haut des maisons crénelées qu’ils occupaient en face du pont. Les balles passaient rapides et nombreuses. Un officier supérieur inclina légèrement la tête. Ce mouvement tout in-