Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avaient pu conserver leurs armes, cette dernière consolation du soldat vaincu ; canons et chassepots, il avait fallu tout rendre ; on ne leur avait laissé que leurs sacs. Plusieurs, furieux, dans un accès de généreuse révolte, avaient préféré briser leurs fusils, et ils gardaient les culasses mobiles cachées au fond de leurs musettes. Oh ! qui pourrait dire ce que nous avons souffert ? Quand je pense à cette douloureuse journée, je sens encore mes yeux se gonfler de larmes et le rouge me monter au front. J’aurais peut-être oublié bien des choses, j’aurais peut-être pardonné aux Prussiens notre long séjour aux tranchées, nos dangers, nos privations, nos misères, nos pauvres camarades frappés à mort ; mais il est une chose que je ne leur pardonnerai jamais, c’est cette honte du retour qu’il nous a fallu subir. Du moins les marins avaient-ils fait leur devoir, et, si Paris ouvrait ses portes, ils n’avaient rien à se reprocher. En partant, ils ont emporté l’estime de tous, même de leurs ennemis. M. Hamet, commandant du fort de Montrouge, racontait le fait suivant, qui s’était passé sous ses yeux. L’heure fixée par les conventions était arrivée. Un officier prussien attendait à la tête de son détachement que le fort fût évacué pour y entrer à son tour, grave, raide, empesé, l’air fier et méprisant. Au moment où les derniers marins passaient par la poterne, ses lèvres, dédaigneusement plissées, eurent comme un sourire de satisfaction. Un vieux quartier-maître s’en aperçut, un de ces loups de mer qui n’ont jamais eu peur. Il alla droit à l’Allemand, et d’une voix vibrante : — Ne riez pas au moins ! dit-il en serrant les poings. — L’officier comprit sa faute, sa figure devint sérieuse. — Rire de vous, je ne le voudrais point, répondit-il aussitôt avec la courtoisie la plus parfaite, je songe plutôt à vous admirer !

Peu de jours me restaient à passer encore parmi les fusiliers marins. Dès notre retour à Paris, M. Lamothe-Tenet, capitaine de vaisseau, avait pris le commandement en chef des trois bataillons ; sa belle conduite à la seconde affaire du Bourget avait fait de lui un des officiers les plus connus et les plus estimés de l’armée. Je ne dirai pas comment nous fûmes logés à la caserne de la Pépinière, comment plus d’un mois nous attendîmes que l’assemblée fût constituée, et, choisissant entre la paix ou la guerre, décidât ainsi de notre sort. En cas de reprise des hostilités, toutes les troupes régulières présentes à Paris devaient, on l’avait dit, être dirigées sur l’Allemagne. Notre vie fut celle de tant de soldats — prisonniers comme nous, avec cette exception toutefois que jusqu’au dernier jour la discipline fut sévèrement maintenue et respectée dans notre corps. De ces vaincus, beaucoup, démoralisés par le malheur et corrompus par l’inaction, ivres, sales, en lambeaux, ressemblaient plus à des mendians qu’à des soldats, et traînaient leur uniforme dans