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toutes les boues ; les Prussiens cependant caracolaient sur la place de la Concorde ! Ah ! elle est bien vraie, la parole d’Homère : « que Dieu enlève la moitié de leur âme à ceux qu’il prive de la liberté. » Nous du moins, avec nos armes, nous avions su garder le respect de nous-mêmes, et nous ne fûmes pas complices de cette nouvelle honte infligée à la France. Enfin l’attente cessa ; les députés, réunis à Bordeaux, avaient ratifié les préliminaires de paix ; nous étions libres. En raison des conditions particulières où je me trouvais, j’obtins d’être congédié à Paris même. J’évitais ainsi un pénible voyage : il m’en eût trop coûté de revoir en vaincu cette ville de Brest, que j’avais quittée au mois d’août, plein de confiance et d’espoir ; la rentrée dans Paris m’avait assez fait souffrir. D’ailleurs nos bataillons s’étaient partagés en détachemens : chaque marin devait, selon l’usage, regagner le port d’où il était sorti, et je n’aurais eu avec moi au retour qu’un petit nombre de mes compagnons d’armes. Ceux de Rochefort partirent d’abord, ceux de Cherbourg, puis ceux de Brest et de Toulon.

Adieu donc, camarades, vous allez rentrer au pays ; vous reverrez la maison basse, assise au bord de la plage, avec ses murs de galets, son toit en pente couvert de chaume qu’effarouche le vent, et les piquets plantés devant la porte où sèchent les filets ; vous reverrez vos parens, vos amis ; vous reverrez la grande table et le foyer où une place vous attend depuis si longtemps. Hélas ! je sais des familles où l’on attendra toujours ! Voici la vieille barque qui vous servait à gagner votre pain ; voici tous vos instrumens de travail, les harpons, les paniers, les avirons usés sur le milieu, la lourde voile réparée pendant votre absence. Allons, en mer ! bon vent et bonne pèche ! Comme vous avez lutté contre l’étranger, luttez aujourd’hui contre les flots. Au bruit des canons et de la mitraille va succéder le fracas de la tempête, le grincement des cordages, le mugissement des vagues en courroux. Pour moi, rendu à une existence plus tranquille, je ne vous oublierai pas ; partout où aborderont vos navires, partout où flottera votre pavillon, je vous suivrai avec le cœur, et lorsqu’enfin, au jour de la revanche, la patrie appellera encore à elle tous ses enfans, oh ! ce jour-là nous nous retrouverons, camarades. Comme autrefois, nous marcherons à l’ennemi, nous reverrons les champs de bataille, nous défierons encore les balles et les obus. Le ciel alors nous donne la victoire, et puissiez-vous dans l’histoire de nos triomphes avoir une page aussi belle que dans le douloureux récit de nos malheurs !

L. LOUIS LANDE.