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commencèrent à gravir la falaise. Ils avaient traversé à gué la rivière et montaient lentement, les uns suivant à la file un sentier, les autres répandus à droite et à gauche, se faisant un chemin des aspérités de la roche. Au sommet de la falaise s’étend un vaste plateau à peine accidenté par quelques mouvemens de terrain. Une lueur étrange a brillé tout à coup au-dessus de cette plaine déserte. C’est la pointe des baïonnettes qui scintille. Nos soldats ignorent le danger qui les menace. L’ennemi est sur leurs têtes sans qu’ils puissent soupçonner sa présence. La ligne d’acier peu à peu grandit et devient plus distincte.

À bord de nos bâtimens, une incroyable angoisse a serré tous les cœurs. Plus de doute ! ce sont des bataillons en marche. Voilà les casquettes blanches de l’armée du Caucase. L’ennemi s’est enfin montré à découvert ; il se penche sur l’escarpement. Nos tirailleurs se rejettent en arrière. — C’est une déroute ! — s’écrie-t-on de toutes parts. — Non, ce n’est pas une déroute : c’est le commencement de la victoire. Nos vieux soldats d’Afrique sont faits à ces surprises. Chacun d’eux, en reculant, a choisi son poste. Le moindre rocher les abrite, le plus léger pli de terrain leur sert à s’embusquer ; ils répondent sans s’émouvoir au tir plongeant des Russes. Un chasseur à pied sort d’une anfractuosité à mi-côte, il épaule son fusil, penche sa tête sur la crosse, et vise longtemps avant de faire feu. Quelle précaire existence tient-il ainsi suspendue au bout de sa carabine ? Le coup part, un cheval noir galope sans cavalier à travers la plaine. — Cette fois ce sont les longues capotes grises privées de leur chef qui reculent ; nos soldats s’élancent, la crête du plateau est en leur pouvoir.

Les alluvions de l’Alma ont jeté à l’embouchure du fleuve comme un pont étroit entre les deux rives. Des soldats passent l’un après l’autre sur cette barre ; leur défilé menace de se prolonger jusqu’à la nuit. Au loin, dans l’intérieur, un village est en flammes. Les cosaques, qui viennent d’y mettre le feu, s’enfuient de toute la vitesse de leurs chevaux. Derrière eux, l’incendie dévore les meules de blé. Partout le pétillement de la fusillade est marqué par de minces colonnes de fumée. La bataille se dessine, elle tend à tourner les Russes par leur gauche ; mais où sont donc les Anglais ? Il est trois heures de l’après-midi, et les Anglais ne paraissent pas encore. Les voici, les voici enfin ! Leurs bataillons, alignés comme à la parade, marchent sur une batterie qui fait de larges trouées dans leurs rangs. Au centre ondoie et brille un vaste drapeau de soie. La batterie charge et tire ; les Anglais ne cessent pas d’avancer. Tout à coup les avant-trains des canons russes s’approchent ; la batterie, rapidement attelée, remonte au galop la colline. Hurrah