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pour nos alliés ! Quel obstacle imprévu les arrête ? D’où vient que ces masses victorieuses, près de franchir le retranchement évacué, tourbillonnent ? Les habits rouges sont chargés à la baïonnette. Pas un coup de feu ; c’est une lutte acharnée, une lutte corps à corps qui s’engage. Les Anglais dispersés se répandent dans la plaine. Les réserves par bonheur sont à portée. Formés en seconde ligne, les highlanders et les guards ouvrent leurs rangs pour laisser passer les fuyards. À leur tour, ils s’avancent ; c’est un nouveau mur qui marche. Tout l’effort de l’ennemi vient se briser contre ce front intrépide. La victoire cependant hésite encore ; nos soldats la décident. Maîtres du plateau, ils descendent en foule dans la vallée. Ce mouvement est pour les Russes le signal de la retraite. La bataille s’éloigne, et nous voyons s’éteindre les dernières lueurs du canon.

Tel a été pour la flotte le spectacle de cette grande journée. Les Anglais, qui seuls avaient de la cavalerie, devaient tourner la droite des Russes et les rejeter vers la mer, où nos bâtimens se tenaient prêts à les accabler. Divers incidens conduisirent à un résultat inverse. Ce furent les Anglais qui abordèrent les Russes de front, et nous qui, tournant le flanc gauche de l’ennemi, le rejetâmes sur la route de Symphéropol. La stratégie est un grand art ; mais les plans dressés sous la tente se modifient singulièrement sur le terrain. Les vaincus ne furent pas poursuivis. Leurs pertes avaient été considérables ; les nôtres n’avaient pas laissé d’être sensibles. Cependant la 4e division tout entière, une brigade de la première et le contingent turc étaient intacts. Ces troupes avaient pris peu de part au combat. On les eût probablement lancées sur l’ennemi, si la nuit n’était survenue. Il fallut tout un jour pour reformer les bataillons décimés, pour enterrer les morts, pour transporter les blessés sur les navires qui devaient les déposer à Constantinople. On dit que les blessés d’une armée victorieuse guérissent vite ; quand on a vu l’air radieux des blessés de l’Alma, on le croit sans peine. La flamme du patriotisme illuminait jusqu’aux traits des mourans. J’ai assisté au lendemain d’autres victoires, je n’ai jamais retrouvé un pareil enthousiasme. L’Alma, c’était notre première revanche depuis Waterloo : le cœur de la France en fut soulagé.

La route de Sébastopol était ouverte. Les flottes continuèrent d’escorter l’armée, et jetèrent l’ancre devant l’embouchure de la Katcha. Un aviso alla reconnaître l’entrée du port. Il revint annoncer que les Russes avaient coulé dans la passe cinq vaisseaux de ligne et deux frégates. Cette opération avait eu lieu avec une telle précipitation, qu’on n’avait pris le temps de retirer des vaisseaux coulés ni les canons, ni les munitions, ni les vivres. La plupart des bouches à feu qui armaient les forts du nord avaient également été