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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/323

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de toute la flotte que l’on assit le camp devant Sébastopol, que l’on s’occupa de mettre à terre le parc de siège et que bientôt après on ouvrit la tranchée, — cette tranchée destinée à avoir un jour quarante kilomètres de développement et à être armée de huit cents bouches à feu.

On n’a pas creusé beaucoup de tranchées en face de pièces de 68 portant à plus de cinq kilomètres ; on n’a pas souvent fait le siège d’un arsenal pouvant mettre ses immenses ressources à la disposition de quinze mille canonniers. Le prince Mentchikof était rentré dans Sébastopol, et nous n’étions plus les seuls à remuer de la terre. Travaux d’assiégés ! disait-on ; mais ces travaux grandissaient à vue d’œil. La place se couvrait d’une enceinte dont aucune de nos batteries ne ricochait les faces. Les marins qui n’avaient, comme moi, étudié l’art des sièges que dans les livres commençaient à ne plus comprendre ce qui se passait sous leurs yeux. « Ce sera, leur répondait-on, un immense duel d’artillerie. » Pour ce duel, il fallait au moins l’égalité des armes. Le parc de siège que nous avions apporté de Varna ne pouvait tenir tête aux pièces de gros calibre que nous opposaient les Russes. L’armée dut demander des canons plus puissans à la flotte. Le 3 octobre, l’escadre française débarqua 19 pièces et 1,100 hommes. Au bout d’un an, des appels successifs avaient porté ce contingent à 128 bouches à feu et à 2,434 hommes. L’escadre anglaise forma de son côté une brigade navale destinée à servir les premiers canons à boulets ogivaux dont il ait été fait usage. Cette batterie prit le nom des pièces dont on l’avait armée ; ce fut la fameuse batterie de Lancastre. Comme des cavaliers qui ont mis pied à terre, les marins de la flotte assiégée et ceux de la flotte assiégeante se trouvèrent pendant onze mois face à face. L’œil constamment fixé sur la même embrasure, ils étonnèrent les deux armées par la précision de leur tir, non moins que par la constance de leur courage.

Nos travaux avaient été plus d’une fois rasés. On les avait repris avec persévérance. Le moment d’ouvrir le feu approchait. Pendant que le gros des escadres alliées restait mouillé à l’embouchure de la Katcha, l’amiral Bruat, détaché devant Kamiesh, exécutait les reconnaissances qui lui avaient été prescrites, et faisait baliser les approches de la rade. La marine et l’armée espéraient pouvoir foudroyer de concert les défenses de Sébastopol. Le 17 octobre, nous fûmes éveillés par un feu terrible. Les batteries de siège avaient, dès les premiers rayons du jour, dégorgé leurs embrasures. Muettes jusque-là, elles essayaient pour la première fois leur puissance. Les batteries russes ripostaient avec énergie, la terre en tremblait, et l’ébranlement du sol semblait se prolonger jusqu’à bord. Vers dix