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le vice-amiral Nakimof, soldat presque sexagénaire. Les doges de Venise contractaient autrefois de solennelles fiançailles avec l’Adriatique. Nakimof avait marqué dans Sébastopol la place de sa sépulture. Il n’admettait pas qu’il pût survivre à la ville sainte qu’il avait la mission de défendre.

À côté du commandant de la flotte, il faut citer l’aide-de-camp général de l’empereur, le vice-amiral Kornilof, dont le pavillon flottait à bord de la frégate à vapeur le Wladimir. Chef d’état-major maritime du prince qui, en sa qualité de gouverneur-général de la Crimée, commandait en chef les forces de terre et de mer, Kornilof représentait dans la flotte de la Mer-Noire l’esprit de la jeune marine. Il était ambitieux et avait sujet de l’être, car à l’âge de quarante-cinq ans il était arrivé à ce grade élevé auquel un mérité reconnu de tous lui donnait des droits incontestables. Les décisions de quelque importance étaient en général inspirées par lui. Homme de métier, Nakimof fuyait les responsabilités politiques. Quand on connut à Sébastopol la bataille de l’Alma, l’émotion fut extrême au camp des marins. Quelques capitaines voulaient sortir du port et aller se jeter tête baissée au milieu de la flotte alliée. Kornilof soutint qu’il fallait exécuter à la lettre les ordres de l’empereur, détruire au besoin les vaisseaux et donner aux équipages la garde des remparts. Le prince Mentchikof approuva l’avis de son chef d’état-major.

Je me suis promis de n’entrer dans aucune controverse ; je ne puis cependant passer sous silence une opinion généralement répandue. On a dit que, si les alliés avaient essayé de pénétrer dans Sébastopol le jour même où ils débouchèrent sur le plateau de Balaklava, ils n’auraient rencontré que peu de résistance. Les Russes ont les premiers contribué à accréditer ce bruit ; mais peu de résistance suffit pour arrêter quelques bataillons qui viennent, sans réserves, se heurter à des batteries. La vérité est qu’à la guerre on peut quelquefois tout oser, parce que l’ennemi, frappé de terreur, s’empresse de détruire de ses propres mains les obstacles qu’on n’eût pas réussi à franchir. Telles paraissent avoir été les dispositions des Russes. Qui les soupçonnait le 23 septembre ? Qui donna le conseil de tenter sur-le-champ l’assaut ? Qui refusa de souscrire aux lenteurs d’un siège ? Le premier devoir d’un peuple, s’il veut vaincre, est de se montrer juste envers ses généraux. On n’infuse pas autrement l’esprit de discipline dans la troupe. L’assaut immédiat eût donné beaucoup au hasard, le siège au contraire ne compromettait rien ; la place, suivant les règles, devait tomber, disait-on, à la quarantième garde. Ce fut, — je crois ce fait bien acquis à l’histoire, — avec l’assentiment tacite de toute l’armée et