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toutes les angoisses du commandement : « les pauvres gens ! comme ils doivent souffrir ! » Ceux qui souffraient surtout, c’étaient les soldats qui, de garde dans les tranchées, assaillis chaque nuit par les sorties des Russes, attendaient l’ennemi les pieds dans la boue, et n’osaient pas même quitter sous la tente leurs chaussures endurcies par le froid. Ceux-là tous les matins arrivaient sur des fourgons ou sur des cacolets à Kamiesh ; c’était « le convoi des pieds gelés. » On les expédiait par milliers à Constantinople. La douleur, la crainte, s’ils survivaient, de rester estropiés, leur arrachaient des larmes. Je ne crois pas que jamais spectacle plus lamentable ait été offert à notre compassion. On ne pouvait d’ailleurs écarter cette idée sombre : où s’arrêteraient les ravages du froid ? Ce qui tue un homme peut tuer une armée, quand toute l’armée est soumise aux mêmes intempéries.

Le 8 janvier, il y eut dégel, mais le 13 la neige recommençait à tomber. Le vent l’accumula dans les tranchées. Ce ne fut que le 18 que l’on put reprendre les travaux, car les travaux se poursuivaient sous la pluie, sous la neige, en dépit de la gelée. 207 pièces étaient déjà eu batterie, et l’on creusait la troisième parallèle. 3,500 hommes gardaient les tranchées ; 1,200 se tenaient en réserve. Ce n’était là qu’une portion du siège divisé en deux attaques. Nous nous étions chargés de l’attaque de gauche, l’attaque de droite avait été confiée aux Anglais, et le hasard leur avait donné la clé de la situation. On s’était acharné jusqu’alors à s’approcher du mur crénelé qui reliait, en guise de courtine, deux des bastions primitifs de la place. On avait cru qu’en renversant un pan de cette muraille on pénétrerait sans peine dans Sébastopol ; mais la défense avait, de son côté, mis le temps à profit. En avant du mur crénelé, elle avait jeté ses embuscades ; en arrière, elle avait étagé batteries sur batteries. Ce terrain qu’on s’obstinait à conquérir pouce à pouce, que chaque nuit arrosait d’un sang généreux, ne conduisait plus qu’à une barrière infranchissable. On finit par comprendre que l’issue du siège était ailleurs. Le mamelon que couronnait la tour Malakof attirait depuis quelque temps tous les regards ; maître de ce point dominant, on devait être maître de la ville. Les Anglais n’avaient plus un effectif en rapport avec l’importance de la tâche qu’ils avaient assumée. Ils nous cédèrent cette attaque décisive, et les Russes virent bientôt avec étonnement trois mille travailleurs pousser la tranchée vers l’importante position qui n’avait encore été canonnée que de loin.

Si l’on eût pu sortir de la presqu’île Chersonèse autrement que par la victoire, le moment eût été mal choisi par l’armée française pour accepter ce surcroît de besogne. Le bois avait d’abord manqué ; maintenant c’était le fourrage, les attelages disparaissaient