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à vue d’œil. La marine heureusement sauva tout. Aucune mission ne lui parut indigne de son dévoûment. On vit, par cet hiver rigoureux, des vaisseaux qui portaient autrefois cent canons, d’autres qui avaient encore en tête de mât un pavillon de contre-amiral, arriver devant Kamiesh chargés de balles de foin. La neige tombait toujours, mais les vaisseaux apportaient le moyen de s’en préserver. Ce n’était plus pour le soldat que les frimas étaient à craindre ; c’était pour le marin, qui partait de tout temps, traversait à toute heure les détroits, se hâtait sans être arrêté par la nuit ni par la tempête. Tous les navires ne sortirent pas intacts de ces épreuves. La frégate la Sémillante disparut dans les bouches de Bonifacio, sans qu’un seul des hommes qui la montaient survécût pour venir raconter ce désastre. La marine avait le juste sentiment de ses responsabilités, la plus grande était de secourir l’armée qui mourait devant Sébastopol.

Vers la fin du mois de février, il y avait environ 85,000 Français en Crimée, 16,000 Anglais et 25,000 Turcs. L’armée russe comptait à peu près 100,000 hommes. Les forces étaient si également balancées que les opérations du siège devaient nécessairement traîner en longueur. Ce n’était plus, à proprement parler, un siège, c’était une succession de combats soutenus la pioche à la main. Deux camps retranchés se trouvaient en présence ; ils poussaient leurs têtes de sape et leurs mines souterraines l’une vers l’autre. Le principal effort des assiégeans s’était transporté de la gauche à la droite ; les assiégés avaient couru en force de ce côté. Pour aller jusqu’à Malakof, il fallait maintenant passer par le Mamelon-Vert. L’ennemi avait fait de cette colline un de ses ouvrages avancés. Il y avait amené du canon, et gênait considérablement nos approches. Nous devions creuser nos parallèles dans un tuf que la bêche réussissait à peine à entamer, et qui ne couronnait nos parapets que de pierres presque aussi dangereuses que les projectiles. Le terrain qui entravait nos travaux rendait bien aussi ceux de l’ennemi plus pénibles ; mais l’ennemi avait de moindres courbes à décrire, puisqu’il se trouvait à l’intérieur du cercle dans lequel nous tendions à l’envelopper. La nature du sol lui offrait d’ailleurs une compensation. Au lieu de talus inclinés qu’auraient pu gravir aisément nos colonnes, chaque ouvrage nous opposait une escarpe naturelle. Les Russes, en approfondissant leurs tranchées, avaient taillé cette escarpe droite et raide dans le roc.

Le mois de mars était venu. Nous pouvions nous considérer comme quittes envers l’hiver ; la situation n’en était pas moins critique. Les Russes étaient parvenus à faire passer l’offensive de leur côté ; ils ne cessaient d’assaillir nos travaux, encore à l’état d’ébauches. Les masses qu’ils employaient dans ces sorties en faisaient de véritables