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celui de l’Anarchie de la Pologne. Chacune des grandes secousses qu’a subies l’Europe a été mortelle à quelque république. Les guerres de la fin du siècle dernier, entreprises pour en fonder de nouvelles, ont fini par tuer presque toutes celles qui existaient, et la guerre de 1866 a mis fin à la carrière des deux seules qui eussent survécu en Allemagne, Hambourg et Francfort. Il est donc incontestable que le témoignage de l’histoire devrait faire désespérer de l’avenir de la république.

Cependant on ne peut toujours conclure du passé à l’avenir. L’esclavage ayant existé de tout temps, on le déclarait éternel, et pourtant il a presque complètement disparu. C’était un axiome en politique que la forme républicaine ne convenait qu’à un petit état, et cependant nous voyons une république s’étendre sur tout un continent, grandir avec une rapidité vertigineuse et devenir la plus grande puissance de l’univers. L’axiome était vrai autrefois, il ne l’est plus aujourd’hui. C’est que la république se fonde sur la communauté des volontés, amenée par l’échange des idées. Or autrefois les hommes ne pouvaient guère se communiquer leurs pensées que par la parole. Les limites naturelles d’une république démocratique étaient donc les murs d’une cité. Aujourd’hui le livre, le journal, le télégraphe, apportent à tous au même moment la même impression et étendent le cercle de l’agora aux frontières d’une langue ou aux limites d’un continent. Voici donc un grand obstacle à l’établissement des républiques supprimé, rien que par le progrès des inventions techniques.

Des progrès dans l’ordre moral feraient disparaître bien d’autres obstacles. Supposez un moment les hommes assez éclairés pour discerner leur véritable intérêt : comme l’intérêt véritable de tous réside dans le respect de la justice, en poursuivant cet intérêt ils établiraient l’ordre, et, sous l’empire de l’égoïsme bien entendu, ils feraient régner la justice entre eux. Plus donc les hommes comprendront que le vrai bonheur consiste dans l’accomplissement du devoir et dans la pratique de la justice, plus ils seront capables de se gouverner. Ceci n’est pas une simple hypothèse. Depuis plus de deux cents ans, nous voyons dans la Nouvelle-Angleterre des sociétés se gouverner librement elles-mêmes par l’élection de toutes leurs autorités sans exception, autorités politiques, autorités administratives, autorités judiciaires, autorités ecclésiastiques, sans avoir besoin qu’un roi vienne mettre l’ordre dans leurs rues ou un pape dans leurs consciences. Les habitans du Massachusetts, du Maine, du Vermont, du New-Jersey, du Rhode-Island, du New-Hampshire, étaient tout simplement des gens éclairés, religieux, raisonnables, et par suite ils ont su faire des lois justes et obéir aux lois qu’ils