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LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL.

son protégé ; il estimait que l’amour de l’outil est le signe infaillible du talent. Il s’émerveillait aussi de sa dextérité de main, qu’égalait la souplesse de son esprit, et prononça qu’il irait loin. Il lui fit apprendre la géométrie, l’art du trait. Joseph ne s’en tint pas là ; il étudia tout seul pour l’acquit de sa conscience la trigonométrie, la perspective, et devint un habile dessinateur. À vingt-cinq ans, il était un menuisier hors ligne, le meilleur ouvrier haut la main de M. Mirion, qui l’employait exclusivement à des travaux de fine ébénisterie et prenait ses avis sur tout le reste. Bien qu’il fût de fait une manière d(i contre-maître, il n’en avait point le titre ; il était simplement le consulteur officieux de M. Mirion, travaillant à ses pièces et touchant un honnête salaire. Comme avec cela il logeait et mangeait chez le patron, il pouvait faire des économies ; il les employait à payer intégralement la pension de sa mère, toujours percluse et qui s’obstinait à vivre. Dès qu’il l’avait pu, il l’avait retirée de l’hospice, l’avait casée à la campagne chez des paysans. Grâce à lui, elle ne vivait plus de la charité publique, et de ce côté la fierté de Joseph était contente.

Il semble qu’après tout Joseph Noirel n’avait pas à se plaindre de la destinée. Le gratteur de portes avait eu, lui aussi, de la chance ; ne rencontre pas qui veut un Mirion sur le chemin de la vie. Bien logé, grassement nourri, sans inquiétudes pour le présent, sans grand souci d’avenir, aimant son métier, estimé de tout ce qui l’entourait, de quoi se plaignait-il ? D’une misère : sa situation était fausse, et les situations fausses sont insupportables aux âmes fières. Il menait deux genres de vie qui se contrariaient ; à la fois ouvrier et quart de bourgeois, il ne savait pas bien ce qu’il était, et ses camarades de travail ne le savaient pas non plus, ce qui mettait une muraille entre eux et lui. Chaque matin, ils le voyaient arriver de la campagne en voiture avec M. Mirion, lequel venait souvent le trouver à son établi pour causer avec lui à voix basse et sur un ton d’intimité. Au coup de midi, il le faisait appeler dans son cabinet, où ils déjeunaient ensemble en tête-à-tête ; le soir, la voiture revenait les chercher. En vain Joseph était-il le plus sûr des camarades, en vain témoignait-il en toute rencontre à.ses frères les travailleurs qu’il se sentait ouvrier, qu’il ne voulait être autre chose ; il y avait dans ses manières, dans son ton plus fin que le leur, dans son langage plus choisi, je ne sais quelle marque de supériorité, de respect de soi-même qui les tenait à distance. Aussi bien leur était-il suspect, étant à leurs yeux un personnage équivoque, le commensal et le favori du patron, presque un monsieur. Quelques-uns le traitaient tout bas de mouchard, mais tout bas. Bien qu’il eût l’air frêle et de petites mains soignées qui lui avaient valu le surnom de demoiselle, Joseph avait prouvé dans plus d’une