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fierté native qui protestait et qu’il avait héritée, je pense, de quelque bisaïeul. Quand on refusait de croire à ses récits ou qu’on le traitait de mendiant, il lui arrivait de se redresser et d’entonner à pleins poumons un refrain de Mlle Zéphyrine. De telles frasques n’étaient pas pour améliorer ses affaires ; chaque jour s’augmentait le nombre des maisons où il n’osait plus se présenter. Chaque jour aussi le taudis paternel devenait plus triste, plus inhabitable ; pour avoir quoi mettre sous la dent, le ménage vendait ses meubles, vendait son linge. Le père Noirel avait eu une attaque de delirium tremens ; il était désormais incapable de tout travail. Sa femme lui faisait des scènes effroyables ; on se prenait aux cheveux, on épuisait le vocabulaire poissard. L’enfant assistait pâle, frissonnant, à ces orageux débats. Heureusement Noirel eut une seconde attaque ; il fut emmené à l’hôpital, où il mourut, et dix mois plus tard sa veuve fut affligée d’une goutte sciatique qui la rendit impotente des bras et des jambes.

Le pasteur de la paroisse procura un asile à la percluse dans un hospice d’incurables et recueillit l’orphelin sans feu ni lieu, il parla de lui à M. Mirion, le recommanda chaudement à sa charité. Joseph avait alors treize ans. M. Mirion le fit venir, l’interrogea. Après délibération, il consentit h se charger de l’enfant, à lui donner la table et le gîte, et à le prendre en apprentissage. Comme il arrive souvent, cette bonne œuvre devint plus lard une bonne affaire ; mais au début le galopin donna beaucoup de fil à retordre à son patron. Le métier qu’il avait fait jusqu’alors lui avait laissé de fâcheuses habitudes ; il y avait contracté la haine de toute règle et de toute discipline, l’amour des grands chemins, un fonds d’humeur vagabonde et polissonnante qui se trahissaient par de brusques échappées. On avait beau lui tenir la bride haute, il parvenait à s’esquiver, faisait l’école buissonnière, passait des journées à battre le pavé. M. Mirion le chapitrait d’importance, lui administrait de longues et sages morales que le vent emportait, des coups d’étrivières qu’il n’avait plus l’air de sentir, ayant la peau dure et cette fierté dont les verges n’ont pas raison. Ce qui agit sur lui avec plus d’efficace que les mercuriales et le reste, ce fut le goût du travail qui lui vint tout à coup et se déclara comme une passion. On aime à faire ce qu’on fait bien ; un beau matin, Joseph se sentit la vocation, et de ce jour il fit peau neuve ; il eut le cœur à l’ouvrage, les bras plus actifs et les jambes plus tranquilles. Cette métamorphose se révéla par l’amour respectueux qu’il conçut pour ses outils : il les maniait avec les plus grands égards ; une tache de rouille blessait ses yeux, il consacrait volontairement ses loisirs à l’affûtage des rabots, des dédanes, des gouges, des scies à refendre et à chantourner. Ce que voyant, M. Mirion commença de prendre en affection