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soient les documens britanniques, le point de vue national y domine presque toujours, et ils sont loin d’être complets. De plus, à l’intérieur du pays, très souvent la Grande-Bretagne n’a pas de représentans, ou confie ses intérêts à des Levantins naturalisés Anglais. Si précieux donc que soit le blue-book, et bien qu’il faille toujours le lire avec soin, pour connaître la Turquie cette lecture ne saurait suffire.

Le désir de comparer la vraie Turquie à celle que ne cesse de nous dépeindre le grand-vizir Ali-Pacha a été un des principaux motifs de ce voyage. Que sont dans la pratique ces réformes tant vantées ? Quel est le sort fait aux raïas ? que devons-nous penser de leurs plaintes ? Comment s’exerce dans les provinces l’influence des grandes nations européennes ? On n’étudie pas ces questions en se bornant à parcourir Constantinople, Le Caire, Smyrne. Il est certes fort agréable de visiter les grands seigneurs du Bosphore et de recevoir chez eux une hospitalité princière ; ils vous diront cependant très peu de chose de leur pays, et leurs rares confidences ne pourront que vous tromper. Fuad-Pacha, qui semblait représenter l’esprit occidental dans l’empire, excellait à déjouer la curiosité la plus habile. Il le faisait avec une grâce charmante. Quand, après des heures passées dans ses kiosques et dans ses jardins, il vous avait parlé de l’Opéra, de nos politiques célèbres, du roman du jour, on le quittait ravi de son accueil ; mais on ne savait rien, sinon qu’il avait beaucoup d’esprit. Fuad-Pacha a fait école. Pour juger les Turcs, il faut les voir en province, loger sous leurs toits, vivre de leur vie ; il faut être, autant qu’il est possible, un inconnu au milieu d’eux. Alors que d’agréables surprises, et que la vérité se montre aisément ! On ne saurait non plus connaître les Grecs, les Bulgares, les Arméniens, si on se borne à voir la société chrétienne de Constantinople. Dans la capitale, elle se compose, elle s’arrange pour faire illusion à l’étranger. On doit se résoudre à quitter le Bosphore et ses caïques, à s’en aller un peu au hasard dans ce vaste empire, d’autant plus sûr de bien observer qu’on sera un voyageur plus modeste.

À la fin du mois d’août 1868, je quittais Constantinople pour gagner par mer Rodosto. Je devais de là me diriger vers Andrinople, la plus grande ville de la Turquie européenne après Stamboul, visiter Filibé, chef-lieu d’une vaste province, voir ainsi toute la grande plaine de Roumélie, monter ensuite dans cette région montagneuse qui sépare la Roumélie de la Macédoine, descendre la Maritza et revenir au point de départ par Énos, Gallipoli et les villes de la côte. C’était une excursion de quatre mois environ. La Roumélie compte trois races très différentes, des Turcs, des Grecs et des Bulgares, sans parler des Israélites, des Arméniens, des Tcherkess et des