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gers, de faciliter leur commerce, elle était surtout, semble-t-il, une institution d’hospitalité. Et de fait, si un Grec de Thasos par exemple fût arrivé autrefois à Bisanthe comme je viens de débarquer à Rodosto[1], il n’eût eu qu’à se féliciter de trouver dans la ville un proxène de son pays.

Quiconque a voyagé dans les pays grecs garde de nombreux souvenirs de ses hôtes. C’est un plaisir que d’entendre cet inconnu de tout à l’heure, qui vous appelle mon ami et mon frère (philé, adelphé), vous prodiguer sa science, dérouler devant vous ses raisonnemens, écouter le rhythme de ses belles phrases. L’an dernier, dans un petit village d’Arcadie, près du Styx, à peine étions-nous assis que le proxène nous dit : « C’est une belle journée pour moi, vous allez me tirer enfin d’une grande inquiétude ; dites-moi, est-il vrai que ce pauvre abbé de Condillac soit mort ? Ce serait une grande perte ! » Un Grec de Paris avait donné sa bibliothèque au village ; déjà on y apprenait le français, la philosophie ; le hasard voulait que l’abbé de Condillac y fût devenu légendaire. Notre hôte du lendemain, un petit cultivateur comme le précédent, dans une maison perdue au fond d’une vallée sauvage, n’eut point de repos qu’il n’eût entendu notre opinion développée sur l’utilité d’un conseil d’état. Ce sont des exemples entre mille ; mais un Grec a toujours un motif particulier de curiosité quand il vous fait si largement les honneurs de chez lui.

Rodosto est la ville la plus peuplée de la côte européenne sur la mer de Marmara. Bien qu’elle soit déchue de son ancienne grandeur du moyen âge, elle est encore une petite capitale. La grande province de Roumélie (vilayet d’Andrinople) est divisée en cinq arrondissemens ou sandjaks. Rodosto est le chef-lieu d’un de ces arrondissemens que les Turcs appellent sandjak de Tekfourdaghi (la montagne de l’empereur). Située à mi-chemin entre Constantinople et Gallipoli, à dix ou douze heures par mer de chacune de ces deux villes, elle est une escale de commerce assez fréquentée. C’est là qu’arrivent en partie les produits de l’intérieur, c’est là qu’on vient débarquer quand on se propose de pénétrer au centre de la province. La population y offre ce mélange des religions et des races les plus diverses qui se retrouve si souvent en Turquie. On compte à Rodosto 13,000 Turcs, 6,000 Arméniens, 4,000 Grecs, 500 Juifs, 60 catholiques et 25 protestans. Chacune de ces religions forme une communauté qui a sa vie propre.

Les Turcs font ici triste figure. Leur quartier est délabré, leurs maisons tombent en ruine ; on n’y reconnaît guère le luxe oriental qu’on cherche par habitude dans tous les lieux qu’ils habitent. Il est

  1. Bisanthe est le nom ancien de Rodosto.