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vrai qu’à l’intérieur ces maisons presque toujours sont d’une propreté minutieuse ; mais les canapés recouverts de toile blanche, les planchers bien lavés, les murs crépis à neuf, la verdure que les Ottomans savent distribuer autour d’eux avec tant de goût, ne peuvent faire illusion ; les hôtes de ces demeures sont pauvres. Ils semblent s’interdire tous les métiers qui leur donneraient un peu d’argent, la plupart vivent péniblement du revenu de quelques terres, restes d’une ancienne prospérité ; ils n’ont pas le courage de les cultiver eux-mêmes, et, comme la corvée n’est plus à leur disposition, ils laissent en friche la moitié de leurs domaines. Presque tous sont accablés de dettes. Leur grande ressource est d’obtenir un petit emploi chez le gouverneur, une place à la douane, et de faire payer alors ce qu’ils peuvent aux raïas qui s’adressent à eux. Cette incurie est étrange, elle frappe les yeux de tous les côtés. Le télégraphe passe à Rodosto, qui est une station importante, les employés sont Grecs. On ne trouverait pas dans la ville un médecin turc, les sages-femmes sont les seules personnes de religion ottomane qui pratiquent la médecine ; on hésite encore dans les provinces à mettre les chrétiens dans la confidence des harems, les Turcs de Constantinople ont moins de scrupule. La ville n’a pas de port, les bateaux s’arrêtent assez loin en mer, et, quand le temps est mauvais, on court risque de ne pas débarquer ; les anciennes digues byzantines seraient pourtant peu difficiles à réparer. Des barques montées par des Juifs viennent vous chercher au bateau pour vous amener à la marine. Sur la mer de Marmara, un grand nombre de bateliers sont Israélites, c’est là un fait qui ne se retrouve guère dans le reste de l’Orient. Arrivé près du bord, il faut s’aventurer sur des pilotis délabrés où se tiennent le douanier et l’inspecteur des passeports ; tantôt en sautant d’une pierre sur une autre, tantôt en suivant une planche mal assujettie, vous parvenez au bureau du directeur du port. Rien n’est plus misérable, rien n’indique plus d’abandon. Une compagnie turque dessert Rodosto, c’est-à-dire que la compagnie est officiellement ottomane, reçoit une subvention de l’état, et figure sur les statistiques, à l’usage de l’Europe, parmi les œuvres d’utilité publique dues à l’initiative de la Porte. Sur le prétendu bateau osmanlis qui m’a amené, le capitaine était Épirote, les matelots étaient Grecs : le salon, si on peut appeler ainsi la misérable cabine des premières, avait pour tout ornement une magnifique gravure qui représentait deux vapeurs grecs célèbres dans tout F Orient pour avoir franchi plus de vingt fois le blocus de Crète ; des drapeaux helléniques complétaient la scène. Les Turcs regardaient cette image sans y voir mal, ou plutôt n’y faisaient pas même attention. Nous ne sommes qu’à quelques heures de Constantinople ; il n’y a cependant ici de poste turque qu’une fois par semaine, et encore ne s’y fie-t-on guère. Depuis