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pourrait les oublier, si un Grec ne haïssait à toute heure ses maîtres infidèles. C’est partout pour l’étranger qui passe le même accueil, la même gaîté, la même amitié improvisée. Tous ces petits ports ont des bateaux qui font le cabotage. L’activité y est très grande, les fortunes n’y sont pas rares. On trouve dans les maisons un confortable suffisant ; les chambres, vastes, aérées, ouvertes presque toujours sur la mer, garnies de divans qui font le tour de la pièce, sont élégantes et simples. Les peplomâta qui servent de lit, grandes et moelleuses couvertures qu’on étend le soir sur le plancher, m’ont toujours paru excellens.

Ce matin, pendant que je suis sur la plage, je m’entends appeler par mon nom ; c’est Dimitraki, le tailleur de la rue de Minerve à Athènes, qui me fait ses amitiés. Ce Dimitraki avait un petit commerce qui n’allait pas mal. Qu’est-il venu faire ici, à 200 lieues de chez lui ? J’apprends qu’on lui a parlé d’une bonne spéculation ; il a fermé boutique, laissé sa femme et ses enfans, et s’est embarqué. Ses espérances étaient un leurre ; il avait eu trop de confiance. Pour se consoler d’avoir fait 200 lieues en vain, il va en faire 500. Ses bagages sont prêts ; il a roulé tout son bien dans sa couverture ; son passage est arrêté sur un bateau à voile qui part pour Beyrouth et arrivera on ne sait quand. « Vous connaissez Beyrouth, n’est-il pas vrai que j’y trouverai de bonnes affaires ? » Que s’il réussit en Syrie aussi mal qu’en Thrace, que s’il fait d’ici de là des escales de deux mois, qu’importe ? la mer est calme, ses compagnons sont bons causeurs. O Dimitraki, que vous êtes bien de votre race ! vous vous laissez prendre au moindre mot, et toutes les déceptions du monde n’altèrent pas votre bonne humeur. Jamais un voyage n’a effrayé un Grec ; le mouvement lui plaît, la nouveauté le ravit. Quant à l’avenir, il lui faut si peu pour vivre, il est si ingénieux ! Beaucoup de Grecs passent leur vie sur les grands chemins ; ils dorment sur le pont des navires et dans les khans, vivent de peu, travaillent quelquefois, et sont contens. Un Grec qui n’a vu que sa ville ou son village est introuvable.

Les journées durant cette excursion sont toujours les mêmes. Le matin, on serre la main de ses hôtes ; pour prix de leur hospitalité, ils ne veulent qu’une chose, la promesse cordiale que vous les recevrez quand ils viendront à Paris. Paris tient une grande place dans ces rêves que bien peu réaliseront. Vers midi, les chevaux s’arrêtent au khan ; vous allez frapper à une nouvelle porte. Après les salutations d’usage, les confitures et le café, il faut visiter la ville. On se promène par les rues, causant, interrogeant, non sans faire les stations obligées aux bakhals les plus renommés par leurs sucreries. Le soir est venu ; le riz au citron et la poule cuite à l’eau ou le mouton rôti sont sur la table : la maîtresse et les filles de la