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gnées de leur métropole étaient menacées tous les jours ; leur vitalité a résisté à tous les barbares. Plus tard, ni les Turcs, ni les Slaves, ni les Normands, ni les Francs, n’ont pu les détruire. Plusieurs d’entre elles ont été renversées, brûlées ; elles renaissaient de leur ruine. Après tant d’années de misères, elles conservent encore d’antiques traditions. C’est déjà une chose surprenante qu’elles n’aient pas oublié leurs noms. Leur langue diffère assez peu du grec ancien ; le romaïque n’est qu’un dialecte, peut-être un idiome populaire d’autrefois, qu’on parlait, mais qu’on n’écrivait pas. Je vois tous les jours ici des usages aussi vieux qu’Homère. Tous les samedis par exemple, on porte au cimetière, sur les tombes récentes, du blé bouilli et des raisins secs, les fruits de Déméter et ceux de Dionysos. Les assistans mangent pieusement le repas funèbre en répétant des chants dont le sens est tout païen : « il faut nourrir le mort, qui est à l’étroit sous la terre ; nous ne le laisserons manquer de rien, nous lui prouverons que nous pensons à lui. » Que cette idée est peu chrétienne ! Le pope assiste à la cérémonie, mais pour la forme ; ces colyvia sont un souvenir du passé le plus lointain. Ce culte si étrange se retrouve dans le monde grec tout entier. Les pères de l’église l’ont proscrit en vain, force leur a été de céder aux exigences de la race, à cette piété qui s’occupe peu de l’âme et du paradis, mais qui veut assurer le bonheur tout matériel des ombres. Le banquet est devenu chrétien ; les théologiens l’expliquent par vingt raisons toutes subtiles et fausses. Un des bas-reliefs antiques les plus fréquens dans ces contrées représente un cavalier qui tue une bête fantastique. Sous le nom de saint George, nombre de ces marbres, qu’on a simplement ornés d’une croix, décorent beaucoup d’églises et reçoivent des offrandes ; dans le culte, que de détails moins chrétiens que païens ! La piété des Grecs pour les souvenirs est incomparable. Aucun sanctuaire, si ruiné qu’il soit, n’est abandonné ; on y brûle des cierges, la fête du saint s’y célèbre régulièrement. Un Grec découvre une chapelle au milieu des pierres et des ronces, là où vous ne verriez rien, si on ne vous avertissait. Le séraï de Constantinople renferme une source consacrée autrefois à Jésus sauveur chalcéen (du palais de Chalcé), Durant trois cents ans, les Grecs n’ont pu venir y faire leurs dévotions ; le palais du grand-seigneur était inaccessible, aux raïas. Chaque année cependant, à jour fixe, les fidèles se réunissaient au pied du palais pour honorer de loin et en secret cette source pieuse ; aujourd’hui elle n’a rien perdu de sa célébrité. La persistance du souvenir va quelquefois bien plus loin. Sur le Bosphore, que les Turcs ont couvert de villages, les paysans grecs les moins instruits n’ont pas oublié certains noms classiques sur lesquels les hellénistes disputent. Ils ont appelé de tout temps Hiéron (sacré) le promontoire