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déserts depuis longtemps ; on n’y reconnaît plus ni les rues, ni les maisons ; le cimetière seul, objet d’une piété particulière, est encore intact. Tout ce pays est désolé. Il est facile de comprendre maintenant pourquoi on ne charge à Rodosto que 700,000 kilés[1] de blé.

À midi, nous déjeunons à Buyuk-Kara-Kerli (grande neige noire). C’est un très petit village turc, la première étape sur la route de Rodosto à Andrinople. Adami apporte sous l’auvent du khan la table du pays, haute d’un pied ; force est de s’asseoir à la turque ; le khan n’a à nous offrir que du café. Le cabaret est rempli de paysans osmanlis qui fument en silence ; ils s’enferment là dès le matin, allument leur pipe et passent des heures entières dans la plus étrange apathie, plutôt endormis qu’éveillés. — Nous n’avons aucune idée d’une paresse aussi complète ; leur démarche même indique une mollesse profonde, ils traînent dans la rue leurs babouches comme s’ils avaient peine à marcher. Les babouches et la pipe sont les signes extérieurs de la décadence ottomane. Comment imaginer des hommes actifs chaussés de pantoufles qui ne tiennent pas dans les pieds, et avec lesquelles on ne peut marcher qu’à pas comptés ? Quelques peuples de l’Europe fument autant que les Turcs, les Allemands par exemple, qui consomment par tête trois fois plus de tabac que les Français, les Grecs, qui ne quittent guère la cigarette ; mais la pipe turque est un monument. On ne peut sortir avec le narghilé sans un domestique qui porte la carafe où on met l’eau, le foyer où il faut sans cesse attiser le feu, et les tuyaux de deux ou trois mètres qu’on fixe à la bouteille. La pipe plus simple est encore très longue ; il faut la poser à terre pour s’en servir. Un peuple qui s’embarrasse de tant de difficultés ne peut guère songer qu’à s’asseoir, et c’est ce qu’il fait. Le Turc fume depuis le lever du jour. Dans le cabaret, on ne prend ni liqueurs, ni vin, mais des sucreries, des sirops, qui ne sont pas des toniques, et surtout l’éternel café, servi dans des tasses un peu plus grandes que nos dés à coudre.

En face de nous, un Turc assez jeune sort de sa maison ; sa pelisse verte, bordée de fourrure, indique une certaine aisance ; un domestique tient derrière lui une pipe et un tapis. Il vient s’asseoir près de moi sous l’auvent, et, après m’avoir regardé avec indifférence, me demande de quel commerce je m’occupe : — Je ne fais aucun commerce. — Mais alors pourquoi voyagez-vous ? — Pour voir le pays. — Il n’y a pas grand’chose à voir ici. Cependant à Andrinople vous trouverez des arbres ; à une lieue de Baba-Eskisi, vous verrez une fontaine et des cyprès : ne manquez pas de vous y arrêter. — Pendant ce temps, son narghilé est allumé : mon interlocu-

  1. Le kilé vaut un peu plus d’un hectolitre.