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coussins supportent la tête, et, comme une vaste couverture vous enveloppe tout entier, on peut dire qu’on voyage sur un lit roulant. Chemin faisant, nous rencontrons d’autres voitures pareilles ; il faut quelque temps pour ne pas sourire quand on voit ainsi passer un bon ménage grec, l’homme et la femme couchés comme des personnages de contes de fées et traînés par un attelage aux sonnettes bruyantes. Adami est accroupi à mes pieds. Cet homme est un bon domestique, il a chargé nos valises de provisions ; il sait par expérience que, si on n’emporte rien, on ne mange pas. En sortant de Rodosto, la voiture s’engage au milieu d’une vaste plaine ; il n’y a pas de route, mais on reconnaît les traces des voitures, et c’est là un renseignement excellent. De temps en temps, nous traversons des marais : c’est la seule partie du voyage qui soit bonne ; quand le terrain est solide les cahots deviennent vite insupportables. Adami répète qu’on se fait à tout ; pour un Européen une expédition de ce genre est une courte maladie où il a seulement la bonne fortune d’être alité. Adami est Grec ; il est né sur le Bosphore, à Thérapia. Voici trois mois que je l’ai à mon service ; il a été tailleur, jardinier, orfèvre, cuisinier ; l’espérance d’un beau voyage l’a engagé à me suivre. Il diffère beaucoup de mes domestiques précédens. Christo, l’Epirote, était venu à Athènes avec la pensée de faire son droit à l’université ; il m’accompagnait pour gagner quelque argent en attendant qu’il passât sa thèse. Le code et la grammaire le préoccupaient trop ; il était toujours à cheval sur les lois et sur la syntaxe. Nikolaki, le Macédonien, avait la manie des longs discours ; il se perdait dans des subtilités très harmonieuses, mais qui prennent du temps ; les allitérations et les proverbes étaient sa passion. Il ne pouvait faire une emplette sans s’attarder à une série de dilemmes tout socratiques pour embarrasser le marchand ; il était subtil à l’excès, sophiste et rhéteur. Ce sont là des défauts grecs, mais en voyage ils deviennent dangereux. Adami parle quand on l’interroge ; il doit n’être Grec qu’à moitié.

Le pays que nous traversons est désert ; ce sont d’immenses plaines. La terre est grasse et fertile, mais on ne la cultive pas. S’il y avait une route praticable dans cette province, ces campagnes ne pourraient être aussi désolées. Les Ottomans d’autrefois avaient moins d’incurie. Nous côtoyons une magnifique route pavée de grosses dalles, comparable aux plus belles œuvres romaines ; elle était construite dès le XVIe siècle, les inscriptions sont encore à leur place et nous donnent cette date. De tous les côtés, les ruines des villages abandonnés indiquent une ancienne prospérité ; les habitans sont partis, ils sont allés s’enfermer dans les villes ; les ronces ont tout envahi, on est venu là chercher des pierres. Beaucoup de ces villages étaient encore peuplés il y a un demi-siècle, d’autres sont