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chercher des matériaux, en attendant qu’on le vende aux enchères publiques à quelque Grec entrepreneur de démolition. Les Turcs font de l’argent avec leur gloire passée.

En sortant d’Hafsa, un commencement de route nous étonne agréablement : deux fossés en indiquent la largeur. Il est donc vrai que la Porte songe à faire un chemin carrossable dans cette plaine ! Un peu plus loin, vingt Bulgares, requis par corvée, apportent des pierres pour un pont d’une arche. Bientôt nous apercevons Andrinople (en turc : Ederné, l’Adrianopolis des Grecs) ; déjà les arbres deviennent moins rares, les jardins commencent à border la route. La ville apparaît au loin sur une vaste colline ; c’est un monceau de verdure au-dessus duquel s’élèvent de longs minarets et des coupoles. Les maisons se cachent dans des jardins, au milieu des platanes et des cyprès ; aux abords seulement, quand déjà nous traversons les cimetières, les toits couverts de briques rouges nous apparaissent. C’est bien ainsi que je m’imaginais la première capitale des Osmanlis en Europe.

Je dis à l’arabadji (cocher d’arabas) de me conduire au meilleur khan ; le khan principal d’une si grande ville doit être logeable. La voiture s’élance au galop au milieu des trous et des pierres qui remplissent les rues ; nous nous arrêtons à l’auberge de l’Etoile ; l’enseigne est en français. Je paie au cocher, qui est Turc, les 45 fr. convenus ; il veut un certificat comme quoi je suis content de lui ; j’écris les plus grands éloges qu’on puisse donner à un arabadji, et je signe. Le pauvre homme me rend mon attestation. — Cela ne vaut rien, — et il imite le geste d’un Turc qui couvre d’encre son cachet, passe le papier sur sa langue et y applique l’empreinte ; — mais je n’ai pas de cachet ; ma signature vaut autant, — Je vous prenais pour un honnête homme, et vous me donnez un certificat sans cachet ! Je lui promets d’aller demain au bazar et de me faire graver un cachet turc, où j’ajouterai à mon nom, selon l’usage, de splendides épithètes : « très fort, très puissant et savant en toute science. » Ce cocher était tout à fait du peuple ; les Turcs lettrés commencent à savoir ce que valent les signatures. Cependant, même à la Porte, chaque fonctionnaire a un sceau ; un Osmanlis ne quitte jamais le sien. L’usage du sceau est aussi vieux que l’Orient lui-même. Les contrats sur brique en caractères cunéiformes, qu’on trouve à Ninive, portent les cachets des vendeurs et des acheteurs ; les Grecs anciens ne signaient pas non plus ; ils appliquaient sur les tablettes leur symbolon.

Le khan de l’Etoile est digne de sa réputation. Quatre corps de maisons à un étage entourent une vaste cour au milieu de laquelle s’élève une jolie fontaine ; les murs blancs sont ornés de bordures