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bleues très discrètes ; les boiseries en sapin, rabotées avec soin, ont toute leur fraîcheur. Les chambres occupent le premier ; elles donnent sur une grande galerie bien aérée : celle que j’ai choisie a une table, une glace et un canapé ; le prix est de trois piastres par jour (60 centimes). On ne sert pas à dîner au khan ; mais tout près est une cuisine. Tous les voyageurs ont vu en Orient ces restaurans turcs ; ce sont de très petites pièces où le public n’entre pas : les plats, les marmites, les fourneaux les remplissent, et laissent juste au patron une place où il circule ; pour quelques paras, il vous passe dans la rue ce que vous choisissez. Les restaurans de Pompéi ressemblent tout à fait aux cuisines des Osmanlis. Les plats turcs sont excellens, très simples, mais un peu gras ; les viandes grillées, le pilau de riz, les brochettes de morceaux de mouton roulés et rôtis (le kébab), ne peuvent manquer de plaire aux Européens.

Mon voisin de gauche au khan parle français ; c’est un officier de l’armée régulière musulmane détaché près de l’école militaire d’Andrinople ; il a fait ses études à Saint-Cyr. Comme il n’a pas de famille, que l’auberge est neuve, qu’on y trouve de l’air et du soleil, il loge à l’auberge. Sa chambre est aussi peu meublée que la mienne ; j’y remarque seulement un beau tapis et quelques livres. Il est sérieux et d’une réserve parfaite ; comme il arrive si souvent chez les jeunes gens turcs, le fond du caractère chez lui paraît triste. Le gouvernement envoie des élèves en Europe ; on croira difficilement qu’à leur retour, s’ils ne sont pas très protégés, on leur tient peu de compte de leurs voyages et de leurs études. On les place mal, sous les ordres d’hommes ignorans et du vieux parti ; ils se voient froissés de toutes les manières, bientôt ils deviennent des mécontens et tombent en disgrâce. C’est là un fait presque général. Le nombre des jeunes gens d’avenir en Turquie est assez grand ; on les décourage, Leurs qualités finissent par se perdre. Dix ans après sa sortie de Saint-Cyr, Selim-Effendi est encore lieutenant, tandis que le grade de colonel est donné à des adolescens.

Mon voisin de droite est un Grec de Péra ; il est arrivé au khan au mois de mai dernier pour suivre un procès devant le tribunal de commerce. Tous les mardis il se rend à la séance, mais sa cause ne vient pas ; il voit qu’il passera l’hiver à Andrinople. S’il avait prévu tant de difficultés, eût-il fait ce long voyage pour une créance de 1,000 piastres ? Ces ennuis toutefois n’ont pas altéré sa bonne humeur ; il songe seulement à trouver une chambre mieux close pour quand viendra le mois de décembre. — Je passe une soirée intéressante avec Selim-Effendi ; demain nous commencerons à visiter cette ville d’Andrinople, qui compte plus de 100,000 habitans. Ce doit être là une des étapes principales de mon voyage.


ALBERT DUMONT.