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cevait une vague inquiétude en voyant les témérités des philosophes, se moquait de l’Encyclopédie, applaudissait discrètement aux épigrammes de Piron sur Voltaire. Duclos s’entremettait pour faire jouer les pièces de Mme de Grafigny, Collé allait les applaudir, écrivait même pour l’une d’elles, sur le danger de trop éclairer le peuple, une scène qui ne put pas servir, que Collé n’a pas voulu perdre et qu’il a insérée dans son journal. C’était le banc de la droite dans ce parlement littéraire que composent les écrivains du XVIIIe siècle. C’étaient de petits conservateurs qui conservaient simplement et de leur mieux la vieille France joyeuse, les vieux auteurs gaulois que Voltaire ne pouvait souffrir, les compilations égrillardes, telles que les Étrennes de la Saint-Jean, signées du nom de ces Messieurs, et surtout le Caveau, institution bachique et chantante qui a survécu à la révolution et a fini non sans gloire avec Désaugiers et Béranger.

Mme de Grafigny, reprenant après Cénie le cours de ses échecs, de ses revers et de ses dettes toujours croissantes, mourut en 1758. Ses chagrins de toute sorte l’avaient rendue sujette à des évanouissemens singuliers; Collé rapporte qu’un jour, après une défaillance qui dura quelque temps, elle reprit la phrase qu’elle avait commencée avant sa syncope. Sa mort fut très sensible à cet ami, qui a fait d’elle un éloge à peu près complet et lui reconnaît un seul défaut, mais fort grave à ses yeux. Elle laissait 42,000 francs de dettes effectives, que sa succession permettait difficilement de solder. « Elle était cruellement volée, dit-il, par ses domestiques, et sa dépense était excessive pour elle sans qu’elle s’en aperçût; elle allait toujours. » Collé pratiquait l’économie comme s’il n’avait pas été poète et chansonnier; suivant l’habitude des gens très économes, il se montre fort sévère. L’un et l’autre étaient dans leur rôle. Collé, bourgeois, fils de comptable, sinon de financier, faisait la pelote avec ses rentes que le Caveau n’entamait pas. Mme de Grafigny, une noble dame, presque une grande dame, vivait péniblement, mais sans compter. Si Mme de Grafigny n’avait pas eu de dettes, il est probable qu’elle n’eût pas prêté à son héroïne des idées socialistes. Mais c’était le bon temps pour les paradoxes et il eût fallu bien de la perspicacité pour apercevoir un danger dans ce roman d’une femme malheureuse et d’une marquise ruinée.


LOUIS ETIENNE.


C. BULOZ.