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deux des routes par lesquelles se ravitaillait Sébastopol. Par la route intérieure, les arabats y auraient encore amené des munitions et des vivres. Aucun empire n’a, au même degré que la Russie, la puissance da transport ; c’est un héritage des Huns et des Scythes. Après avoir eu le médiocre avantage d’exciter quelques clameurs contre l’imprévoyance du gouvernement russe, clameurs bientôt étouffées par la haine qu’inspirèrent nos ravages, nous nous trouvâmes embarrassés d’une occupation qui devenait sans but. Il fallut laisser à Jénikalé un corps de troupes et une station navale, élever des retranchemens, maintenir des communications difficiles et constantes avec Kamiesh. La question capitale n’avait pas avancé d’un jour. La marine venait, il est vrai, de montrer une fois de plus sa décision et son activité ; mais à la guerre, surtout dans une guerre aussi sérieuse que celle où nous étions engagés, les considérations d’amour-propre devraient être toujours secondaires : il n’y a que les grandes opérations concentrées qui réussissent. Les coups d’épingle irritent une puissante nation, ils ne la réduisent pas. Quel profit matériel pouvait-on attendre d’une campagne qui privait les armées alliées, au moment d’un effort décisif, de 12,000 hommes auxquels l’ennemi ne daigna pas même opposer un régiment ? Quel profit moral pouvait-on s’en promettre, quand un signal resté célèbre dénonçait en ces termes la conduite des alliés que nous avions imprudemment couverts de notre drapeau : « the Turks are plundering and murdering in Kertch ; les Turcs se livrent au pillage et au meurtre dans Kertch ? » L’agitation des esprits engendre souvent en campagne plus d’une combinaison qui s’impose, alors même que le chef intérieurement la désapprouve. Cette agitation, il ne faut pas s’y tromper, n’est qu’un des modes du découragement. De tous les murmures qui peuvent importuner et troubler le commandement, c’est assurément le plus funeste.

Si nous disséminions nos attaques, les Russes tombaient dans un autre travers ; ils ne résistaient sur aucun point. Au seul bruit d’une démonstration dirigée contre Anapa, ils avaient ruiné les fortifications de cette place, et n’avaient pas hésité à livrer toute la côte de Circassie aux Tcherkesses. Nous vîmes les principaux chefs de ces tribus guerrières lorsque, après avoir assuré l’occupation de Kertch, nous nous présentâmes devant Anapa ; c’est le plus bel échantillon de la race humaine que j’aie rencontré. Un corps souple et nerveux, des extrémités délicates, des traits accentués sans dureté, formaient un ensemble où la majesté le disputait à la force. On avait peine à comprendre que cette race d’un ordre si supérieur fût destinée à subir le joug étranger ; mais l’islamisme l’avait tenue en dehors des progrès de la civilisation, et elle devait fatalement